Dans une lettre adressée en avril 1921 à Tristan Tzara, Man Ray écrit que Dada ne peut pas exister à New York parce que "all New York is dada, and will not tolerate a rival." Cette lettre est illustrée par un photogramme montrant Else von Freytag-Lohringhoven nue, les cheveux très courts selon la mode de l'après-guerre, affichant son pubis rasé. Cette femme d'origine allemande vit à New York entre 1913 et 1923, où elle côtoie les milieux de l'avant-garde artistique et littéraire. Irene Gammel a récemment consacré une biographie très documentée à cette écrivaine, artiste, performeure et dadaïste avant la lettre. [1] Le photogramme est probablement ce qui reste de l'essai cinématographique relaté par Man Ray dans son autobiographie, dans lequel Duchamp le filmait en train de raser une femme, que l'on peut donc identifier avec la sulfureuse baronne Else von Freytag-Lohringhoven. [2] Cette expérimentation cinématographique à la limite de la pornographie fait allusion aux thèmes sexuels qui traversent le mouvement d'avant-garde que l'on nomme aujourd'hui "New York Dada". Le corps de la baronne apparaît ainsi comme le symbole de ce mouvement couramment identifié au trio masculin composé par Marcel Duchamp, Francis Picabia et Man Ray.
Le livre d'Amelia Jones s'ouvre précisément sur la lettre de Man Ray pour mettre d'emblée en évidence le rôle contradictoire de cette femme dans le contexte artistique new-yorkais. Si elle symbolise l'atmosphère bouillonnante et un certain radicalisme qui se dégagent de ce milieu, son irrationalité et surtout sa féminité, souvent ambivalente et toujours menaçante, remettent en cause le récit exclusivement masculin de l'avant-garde. "Irrational Modernism" n'est cependant ni une monographie consacrée à Else von Freytag-Lohringhoven ni un livre sur Dada à New York. Même si elle participe de sa redécouverte, Jones utilise la baronne plutôt comme un guide qui lui permet d'explorer le contexte new-yorkais sous l'angle d'une irrationalité sous-jacente. Si en effet l'histoire de l'art s'est jusqu'à présent concentrée davantage sur les readymades de Duchamp, considérés comme l'origine presque mythique pour des pratiques artistiques contemporaines, l'auteure a l'ambition de remettre en cause cette compréhension désormais canonique de l'avant-garde, affirmant un point de vue résolument féministe et subjectif.
Dans son chapitre introductif, Amelia Jones écrit que le livre est traversé par l'opposition entre Else von Freytag-Lohringhoven et Marcel Duchamp. Si la baronne représente une figure irrationnelle qui se met en scène de manière dramatique, la recherche artistique de Duchamp, avec ses ready-mades et ses machines chargées d'érotisme, essaye au contraire de trouver un compromis avec la rationalité du capitalisme industriel. Un compromis qui ne cesse cependant de glisser, lui aussi, vers l'irrationnel. "Irrational Modernism s'" attache en effet à éclaircir des positions artistiques qui apparaissent constamment ambivalentes. Si d'un côté des artistes comme Duchamp, Picabia et Man Ray essayent de contenir et de mettre à distance une modernité industrielle qui apparaît incontrôlable, d'autres figures, plus marginales, comme la baronne ou Arthur Cravan, se l'approprient et la transposent directement sur leurs corps. Djuna Barnes a décrit dans ses chroniques des années 1910 les performances urbaines d'Else von Freytag-Lohringhoven: des objets empruntés à l'univers des machines et des marchandises figurent dans sa garde-robe qui comporte notamment un feu postérieur d'automobile, utilisé comme parure de robe. [3] Elle imite ainsi une voiture ou bicyclette et se présente en public comme une sorte de dynamo avant-gardiste, incarnation littérale de la femme-machine.
Le deuxième chapitre est consacré à la relation entre la masculinité et le traumatisme de la première guerre mondiale. Cette partie est particulièrement importante parce qu'elle propose pour la première fois d'envisager les liens entre la production artistique de Duchamp, Man Ray et Picabia (entre autres) et leur refus commun d'enrôler au combat. Jones considère les troubles de la masculinité dans une époque caractérisée par l'appel à la virilité de la rhétorique belliciste. Le refus de cette rhétorique renvoie au plus vaste problème d'une crise masculine qui entraîne avec elle la figure de l'artiste. Comme elle l'explique à propos du "Grand Verre" de Duchamp, l'impossible rencontre sexuelle entre la mariée et les célibataires pourrait être lue comme le signe de cette crise, mais aussi comme le symbole de la fin de la plénitude phallique du sujet masculin.
Le troisième chapitre est consacré aux relations complexes entre subjectivité et machinisme. Elle examine l'imaginaire mécanomorphe de Picabia, les machines érotiques de Duchamp, le recours au machinisme par Else von Freytag-Lohringhoven, et, en général, la fascination pour les machines qui caractérise les artistes de leurs cercles. Ces différentes positions font état du traumatisme liée au contexte de l'industrialisation accélérée de l'Amérique du début du XXe siècle. La machine cristallise ainsi de façon ambivalente les tentatives de rationaliser un mécanisme, celui du capitalisme, qui apparaît désormais incontrôlable.
Le quatrième et dernier chapitre aborde l'expérience, elle aussi traumatisante, de la modernité urbaine à New York dans les années 1910. Cette partie se concentre davantage sur ce que Jones nomme "l'excès névrotique" de la rationalité machinique qui finit par produire, au lieu de réprimer, des sujets névrotiques. À travers des figures comme la baronne et Cravan, mais aussi Francis Picabia, elle propose de lire l'impact des discours sur la neurasthénie dans les pratiques artistiques de ces années. La neurasthénie émerge ainsi comme un malaise provoqué par la rationalité souvent déroutante et excessive du capitalisme. L'urbanisme en pleine mutation de New York est ainsi représenté comme le théâtre des flâneries de ces artistes. Encore une fois Jones évoque une ligne de démarcation entre une approche plus rationalisante de la ville, reconductible à Duchamp, qui repose sur une mise à distance face à la foule féminisée, et une autre, irrationnelle, pratiquée notamment par la baronne, qui consiste à s'immerger dans le flux de la métropole pour en faire entièrement partie.
"Irrational Modernism" est sans doute un livre important et complexe qui, par sa narration subjective revendiquée, ne cessera de déranger, mais aussi d'inspirer, l'histoire de l'art.
Notes:
[1] Irene Gammel: Baroness Elsa. Gender, Dada and everyday modernity, Cambridge/Mass.: MIT Press 2002.
[2] Man Ray: Autoportrait (1960), Arles: Actes Sud 1998, 343.
[3] D. Barnes: "How the villagers amuse themselves", article publié le 26 novembre 1916 dans le New York Morning Telegraph Sunday Magazine, republié dans D. Barnes: New York, ed. Alice Barry, Los Angeles: Sun & Moon 1989, 249.
Amelia Jones: Irrational Modernism. A Neurasthenic History of New York Dada, Cambridge, Mass.: MIT Press 2004, IX + 334 S., ISBN 978-0-262-10102-8, GBP 25,95
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