En 532 pages et neuf chapitres, dont 440 pages de textes, 52 pages de sources et de bibliographie, complétées par un index, Claude Denjean, maître de conférences à l'université de Toulouse-le-Mirail, publie les résultats d'une partie de sa thèse d'habilitation dont le thème principal porte sur les bénéfices nés du crédit et par extension, sur les pratiques créditrices qui s'exercent dans la couronne d'Aragon à la fin du XIIIe siècle. Pour traiter de ce sujet, l'auteur a consulté une masse impressionnante de fonds d'archives et a porté plus spécifiquement son intérêt sur de nombreux dossiers administratifs et judiciaires qui ont été constitués de 1297 à 1307 par les officiers royaux à savoir les notaires de la chancellerie, mais aussi les notaires urbains qui ont bénéficié d'une délégation du pouvoir royal, dans toute la Catalogne, l'Aragon, Valence et Majorque, en raison d'une mission purgative suscitée par la demande du pape Boniface VIII. À partir de ces sources, Claude Denjean a analysé les termes - l'usure et les usures - comme un "bénéfice injuste et indu, prise d'intérêt exagéré, profit malsain". Une telle étude permet alors d'approcher la morale commerciale et financière pratique de la fin du XIIIe siècle et de remarquer que les juifs apparaissent de plus en plus dans les sources en association avec l'usure. En chiffres absolus, il s'avère que les juifs sont peu accusés, mais en proportion, ils sont plus nombreux dans les cas d'usure et de créances impayées. Le crédit d'investissement et l'endettement de tous les membres apparaissent toutefois comme une constante de la société médiévale. En outre, l'emprunt et le développement de la fiscalité ont accompagné l'essor des États et des villes. L'auteur invite alors le lecteur à considérer son ouvrage comme un essai, écrit pour s'interroger et douter.
La question des usures et des procès qui y sont associés se sont développés en parallèle de l'augmentation des transactions au XIIIe siècle. Ainsi, les procès et les enquêtes qui se sont étendus entre 1297 et 1307 ont-ils imposé l'autorité de la chancellerie aux juifs et aux chrétiens pour les affaires commerciales et financières. De fait, ils ont permis à Jacques II de renforcer son pouvoir, de développer sa diplomatie et de centraliser davantage sa politique. En effet, le crédit respecte des normes établies avec pour objectif l'établissement d'une éthique économique au service de la société. Dans cet espace, le développement du cadre juridique après 1297 favorise la garantie à l'oral et à l'écrit. Il faut également noter que le testament, qui pourrait jouer le rôle de correction des activités usuraires par le biais de restitutions obligatoirement demandées et par une charité qui éviterait la transmission de bénéfices indus, ne joue pas son rôle. Le système usuraire héréditaire est alors dénoncé à la fois pour la durée de l'usure, contre le fils et surtout contre l'enracinement de pratiques injustes. Les années 1290 marquent donc une rupture pour les familles qui avaient joui du développement mercantile, financier et administratif de la seconde moitié de ce siècle. Les nobles de la couronne d'Aragon se sont alors organisés afin de défendre leur position : ainsi les juifs qui avaient été bénéficiaires d'une ascension sociale en sont exclus par le Privilegio General de 1283. Les nobles excluent des hommes nouveaux qui échappent à leurs règles. Comme l'esprit usuraire et le goût exacerbé pour le lucre ne sont pas respectueux de la loi, les enquêtes sont plus rigoureuses à partir de 1297.
L'appartenance religieuse des acteurs économique a aussi une grande importance. Les usures chrétiennes ont plutôt touché le monde rural, les courtiers, les maquignons et ceux qui jouent avec les rentes. Le principal sujet de contestation a alors été l'injuste prix, source d'intérêt. En revanche, la multiplication des procès contre les juifs n'atteste pas une dégradation des relations entre juifs et chrétiens : les juifs y sont traités comme leurs collègues chrétiens. Les prêteurs doivent surtout respecter un certain nombre de règles, ils ne doivent pas dépasser le taux légal et le doublement du capital apparaît abominable, d'autant plus lorsque le débiteur ne peut plus s'extraire de son endettement. Le pouvoir royal décide alors de ce qu'il veut bien autoriser : les bénéfices ne peuvent se réaliser que dans des crédits d'investissements et des crédits de consommation à court terme. Lorsque les prêteurs respectent la norme légale, l'équilibre social est maintenu, mais les juges traitent de la même manière le petit crédit à court terme et la rente. Par la multiplication des procès, il s'agit de réguler les échanges et de pacifier le corps social face à la montée des résistances. En réglant, les cas par cas, la couronne maintient un dialogue contradictoire. Le juge est un arbitre qui travaille patiemment au service de la paix sociale. Il est un témoin et un praticien des valeurs de son époque, travaillant avec rigueur et sans préjugés, ce qui lui permet de juger sans tenir compte de la religion des plaignants et des accusés.
Dans un dernier chapitre, Claude Denjean s'attarde plus spécifiquement sur les rapports entre juifs, usures et royaume d'Aragon. Le goût immodéré pour le lucre mettrait en péril les principes essentiels d'organisation de la société pour les chrétiens, l'équité et la charité. La lutte contre le profit malsain et l'avarice deviennent des attributs du gouvernement royal, d'où la multiplication des procès à partir de 1297. Dans cette société, les juifs sont toutefois intégrés et traités avec équité. Il existe une confiance réelle envers les pouvoirs et la société.
Si l'ouvrage présente fort utilement la multiplicité de sources exposées dans différents tableaux et des cartes, on peut regretter l'approche trop descriptive choisie pour l'ensemble des chapitres. La volonté de l'auteur a sans doute été de partager la richesse des fonds consultés, mais la présentation systématique d'exemples de procédures juridiques ou des différentes distinctions observées à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle ne permet pas une mise en valeur de l'argumentation. De fait, la trop grande profusion d'exemples narrés nuit parfois à la clarté du raisonnement. En dépit de ces réserves, l'apport de cet ouvrage nous apparaît important. De fait, la lecture de celui-ci est conseillée pour les contributions fort intéressantes sur l'évolution de la société aragonaise face à l'usure, notamment les enseignements sur les membres de la société qui la composent et leurs réactions face aux caractéristiques de l'époque, dont le lucre, la place qui a été accordée aux juifs, la politique économique de l'Aragon et la circulation de l'information.
Claude Denjean: La loi du lucre. L'usure en procès dans la Couronne d'Aragon à la fin du Moyen Âge (= Bibliothèque de la Casa de Velázquez; Vol. 52), Madrid: Casa de Velazquez 2011, XII + 532 S., ISBN 978-84-96820-59-3, EUR 59,00
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