Huit études de Patrice Sicard, un des meilleurs spécialistes de Saint-Victor, parues de 2008 à 2021 dans des publications diverses, ont été réunies sous le titre Mystiques victorines.
I. "Richard de Saint-Victor. Essai de psychologie doctrinale médiévale" montre la cohérence de l'anthropologie richardienne, des deux Benjamin au De Trinitate, des degrés de la contemplation à l'ordre de la charité (21-72).
II. "L'expérience mystique chez Hugues de Saint-Victor, principes, fondements et types" étudie et compare plusieurs divisiones, c'est-à-dire ces arborescences si fréquentes chez Hugues, au service de sa lecture tropologique de l'arche (73-116).
III. "Sens spirituels et sens spirituel: mystique et exégèse dans les Sermones de diversis de Bernard de Clairvaux" prouve par l'exemple que l'opposition moderne entre "exégèse" et "mystique" n'a aucun sens chez "le dernier des Pères de l'Église", dont la lecture de la Bible est indissolublement allégorique et morale, noétique et affective (117-155).
IV. "Sens spirituels et expérience mystique dans un commentaire liturgique du XIIe siècle: le Canticum pro Assumptione de Hugues de Saint-Victor" décrit comment l'exégèse hugonienne d'une antienne tirée du Cantique se fait (tour à tour ou ensemble) mariale, ecclésiale et morale (157-184).
V. "De la liquéfaction à la défaillance: pour un vocabulaire mystique au XIIe siècle" (185-218) explore la fortune chez divers auteurs, Hugues, Bernard et Richard surtout, d'une expression tirée de Cant. 5, 6: "mon âme s'est liquéfiée quand il a parlé".
VI. "Un espace infini: demeure et jardin intérieurs dans une mystique victorine du XIIe siècle" (219-248) et VII." Cloître spirituel et jardin mystique dans la tradition canoniale du XIIe siècle » montrent comment deux lieux familiers des chanoines fournissent au sens tropologique un modèle favori pour décrire le microcosme intérieur (249-274).
VIII. "Théologie, spiritualité et métaphysique de l'Église et de l'église conventuelle chez Hugues de Saint-Victor" (275-298) illustre la façon hugonienne d'interpréter l'arche de Noé, dans les traités qu'il lui a consacrés, qui tuile sans cesse entre l'allégorie et la tropologie, en sorte que l'âme et l'Église, et entre elles cette "église domestique" qu'est l'église conventuelle, ici l'abbaye de Saint-Victor, sont des réalités foncièrement analogues.
Avec la subtilité d'analyse doctrinale et d'expression littéraire qui le caractérise, l'auteur croise histoire de l'exégèse, anthropologie spirituelle, ecclésiologie, réflexion sur l'amour ou la contemplation et brosse un tableau riche et nuancé de quelques doctrines majeures du XIIe siècle sur la vie intérieure, à Saint-Victor surtout mais non exclusivement. Même si le volume agrège des études d'abord conçues séparément, son unité réelle apparaît peu à peu, grâce à l'entrelacement des thèmes abordés. Parmi eux, on note une prédilection pour les procédures à la fois littéraires et intellectuelles à l'œuvre dans les textes étudiés: déploiement d'une exégèse spirituelle, qui passe librement de l'allégorie à la tropologie; goût des arborescences et des itinéraires ascendants et intérieurs; récurrence des métaphores spatiales, comme le jardin, le cloître, le bâtiment, l'arche d'alliance ou l'arche de Noé; résonnances morales d'une image biblique, comme celle de la liquéfaction; effort fécond, chez Hugues ou saint Bernard, pour imaginer, dans l'ordre de la connaissance de l'invisible, des équivalents spirituels aux cinq sens corporels.
L'ouvrage de Patrice Sicard ne se contente pas de reconstruire des doctrines religieuses, ce qui est beaucoup, il introduit, ce qui est encore plus précieux, à la poétique dont elles résultent, c'est-à-dire à leur modes particulier d'invention et d'expression.
Une seule chose me chagrine: c'est le titre de Mystiques victorines. D'abord, les études sur des auteurs cisterciens, comme Bernard de Clairvaux, ou prémontrés, comme Hugues de Fouilloy, et les parallèles avec une tradition longue, des Pères à Jean de la Croix ou François de Sales, en insistant peu sur ce qui varie d'un temps à l'autre, n'aident guère à serrer le caractère proprement victorin des doctrines présentées. Ensuite, la notion de mystique, qui n'a pas été adoptée sans hésitation, introduit un certain flou: faut-il l'entendre en un sens moderne (expérientiel, affectif, passif, individuel, voire extra-ecclésial), ou au contraire en un sens médiéval et tout spécialement victorin (exégétique, c'est-à-dire christique, ecclésial et moral)?
Certes, il fallait un titre commun aux diverses études rassemblées depuis le recueil analogue, paru en 2008, et Mystiques victorines fait un pendant séduisant au titre d'alors, Théologies victorines. Mais la lecture des articles de l'un et l'autre permet-elle de distinguer à Saint-Victor une "théologie" et une "mystique" distinctes, objet chacune d'un volume différent par son contenu? Non, bien sûr: des métaphores architectures à l'ecclésiologie en passant par la lecture tropologique des Écritures, les deux livres sont dans la continuité l'un de l'autre.
Allons plus loin: ce caractère victorin, dont j'exprimais à l'instant le désir, bref ce qui donne un air de famille distinctif aux écrits d'Hugues, Richard et de leurs nombreux confrères victorins, par contraste avec leurs contemporains séculiers, cisterciens, chartreux ou moines noirs, n'est-ce pas justement un décloisonnement plus poussé qu'ailleurs? N'est-ce pas cette conviction que tout, de l'exploration de la nature à l'édification d'autrui en passant par l'acquisition des savoirs profanes et sacrés, l'approfondissement de l'Écriture, la contemplation du mystère, la circonspection des mœurs et l'ascension intérieure, tout tend à ne plus faire qu'un dans une sagesse savante et savoureuse, lucide et fervente, personnelle et pastorale, universelle et unifiée? Ce qui sera le propre des auteurs victorins, alors, c'est de ne jamais séparer ce qu'ils ne nommaient pas et ne pouvaient pas nommer, mais qu'aujourd'hui nous nommons malgré eux, une "théologie" et une "mystique".
Où réside alors l'unité de l'ouvrage, si l'expression de "mystique victorine", même au pluriel, risque d'égarer? En ce qu'à travers l'arche de Noé, l'arche d'Alliance, le jardin et le cloître intérieurs, la bien-aimée du Cantique, il met au jour un aspect trop souvent négligé des études sur Saint-Victor: son exégèse "mystique" au sens non pas moderne mais médiéval: l'exégèse selon les sens non historiques de l'Écriture. Certes, Beryl Smalley a justement montré le rôle majeur d'Hugues, Richard et André pour revaloriser l'hebraica veritas, l'interprétation historique de la Bible, le recours aux exégèses rabbiniques. Mais il ne faut pas oublier pour autant que cette lecture selon l'historia n'est à Saint-Victor que le fondement et la préparation d'une lecture de la Bible selon les autres sens, qui dévoilent le mystère du Christ et de l'Église (allégorie), pour l'appliquer ensuite à l'âme fidèle (tropologie). L'immense mérite du présent volume est d'initier à cette lecture selon le mystère, qui oscille sans cesse entre la vie ecclésiale et la vie de l'âme, entre la spéculation théologique et l'édification intérieure.
Patrice Sicard: Mystiques victorines (= Mystica; 19), Paris: Editions Honoré Champion 2023, 335 S., ISBN 978-2-7453-5957-5, EUR 65,00
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