Brian Campbell / Lawrence A. Tritle (eds.): The Oxford Handbook of Warfare in the Classical World, Oxford: Oxford University Press 2013, XXXVIII + 783 S., 11 Kt., 57 s/w-Abb., ISBN 978-0-19-530465-7, GBP 105,00
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Le titre de cet ouvrage, - un ouvrage de valeur, disons-le tout-de-suite -, conduit le lecteur à se poser une première question: comment en est-on arrivé à ce stade de la recherche, qui consiste à écrire un manuel? Autrement dit, comment raconter l'historiographie du sujet? Il nous semble que le traitement de la guerre et des armées dans l'Antiquité, surtout romaine, peut être divisée en trois périodes.
Jusque dans les années 1990-1995, l'armée était surtout vue comme une institution parmi d'autres, par exemple les finances ou la justice. Légèrement isolés, sans plus, les archéologues considéraient les sites militaires comme des lieux de fouilles sans spécificités. Toutefois, l'abondance des camps retrouvés par leurs soins les avait conduits à organiser des congrès qui se tenaient et se tiennent toujours tous les quatre ans, les fameux «congrès du limes» (mot sur lequel nous avons émis des réserves; nous y reviendrons).
Vers les années 1990-1995, quelques érudits se rendirent compte que le soldat ne pouvait pas être considéré comme un fonctionnaire ordinaire; il possédait, - comme d'ailleurs tous les soldats de tous les temps -, le redoutable privilège, qui était en même temps un devoir, de tuer au nom de l'État; en outre, de préférence, il devait éviter de se faire tuer. Il n'exerçait pas un métier banal. Ce changement trouva ses racines dans deux ouvrages, traduits souvent et dans plusieurs langues depuis, l'un de V. D. Hanson, The Western Way of War, 1989 (Londres), XXIV-244, et l'autre d'A. K. Goldsworthy, The Roman Army at War, 100 BC-AD 200, 1996 (Oxford), XIV-311. Sans fausse modestie, nous pouvons rappeler ici la tenue, également tous les quatre ans, des congrès de Lyon consacrés à l'armée romaine (le sixième est annoncé pour 2014). Les historiens découvrirent donc la bataille et toutes ses formes, symétrique et asymétrique, la guérilla, les raids, les embuscades, la peur des combattants et l'attrait du butin, pour ne citer que quelques-unes de ces innovations.
Le résultat fut que, si beaucoup se passionnèrent pour ce nouveau monde, d'autres s'en sentirent exclus, croyant sans l'avoir étudiée que l'armée constituait un domaine ésotérique, aussi difficile à comprendre que les cunéiformes ou la langue étrusque. D'où une troisième étape, que nous vivons actuellement, où des éditeurs proposent des ouvrages de synthèse, rédigés par des cohortes de spécialistes, ou au moins des centuries, pour permettre à tout un chacun d'enfin comprendre ces mystères qui en réalité n'ont rien de mystérieux. Nous pouvons en signaler au moins trois, ce qui en fait quatre avec cet Oxford Handbook of Warfare:
The Cambridge History of Greek and Roman Warfare, édit. Ph. Sabin, H. van Wees et M. Whitby, 2007 (Cambridge), 2 vol.
A Companion to the Roman Army, édit. P. Erdkamp, 2007 (Oxford), XXVI-574.
The Encyclopedia of the Roman Army, édit. par l'auteur de ce compte-rendu, environ 1300 p., en 3 vol., à paraître début 2014, chez John Wiley and Sons.
Dans ces conditions, une nouvelle question se pose: qu'est-ce que ce manuel apporte de neuf?
Quelques indications générales permettront d'ouvrir le débat. Rédigé par trente-six auteurs, sous la direction de B. Campbell et de L. A. Tritle, ce livre est l'æuvre, pour l'essentiel, de spécialistes. L'utilisateur trouvera au début une chronologie, une liste des empereurs et des cartes (l'iconographie et la cartographie, relativement rares, n'en sont pas moins de très bonne qualité). Chaque notice se termine sur une bibliographie plus ou moins longue, ce qui explique sans doute qu'il n'y ait pas de bibliographie générale. Ici toutefois nous exprimerons une réserve: seuls les ouvrages de langue anglaise ont été utilisés, avec un inconvénient: il arrive parfois que les auteurs, comme on dit en France, «découvrent l'Amérique» ou encore «enfoncent des portes ouvertes»; quelques Italiens, quelques Allemands, quelques Espagnols et quelques Français ont déjà étudié au moins une partie de ces questions. Un index a été placé à la fin. La matière de ce Handbook est répartie en quatre parties; nous ne voyons pas toujours la logique qui a présidé à ce découpage; nos lecteurs seront sans doute plus perspicaces.
La première partie présente le monde classique en guerre, «Introduction: The Classical World at War» (1-139): comme on voit, c'est une solide «introduction». Elle s'ouvre sur deux notices consacrées à l'art de la guerre chez les Grecs et à Rome. Suivent des études de sources qui commencent logiquement par les textes. Elles font à juste titre une place à César (75-77), ce que nous ne reprocherons à personne. Sur ce général-écrivain, il n'eût pas été mauvais d'utiliser K. Christ, Caesar, 1994 (Munich), 398 -16 fig., qui a bien montré les difficultés que le chercheur rencontre quand il en parle, car il y a eu autant de Césars que d'auteurs: chacun a «son» César. Mais Karl Christ, Allemand, écrit en allemand. Cette notice contient un passage court mais original, consacré à la guerre chez les poètes (88). Elle est suivie par une excellente étude consacrée à l'archéologie, aux monuments (surtout les camps) et à la sculpture, principalement connue grâce aux stèles pour l'époque romaine. Cette partie se clôt sur un examen de l'impact que la guerre avait sur l'environnement ; on devine qu'y sont décrites les horreurs qui l'accompagnaient, par exemple les destructions.
Suit une deuxi ème partie au titre alléchant, «The Face of Battle in the Classical World», le visage de la bataille dans le monde classique (141-276). L'expression «Face of Battle» renvoie à un livre célèbre de John Keegan (récemment décédé), The Face of the Battle, 3e édit., 1992 (Londres), 352, trad. fr. de J. Colonna, sous un titre malheureux, Anatomie de la bataille, 3e édit., 1996 (Paris), 324. Mais ici, elle n'est pas prise avec rigueur dans le sens que lui a donné John Keegan; ce dernier s'était surtout préoccupé de ce que ressentaient les soldats pendant le combat. Ici, nous avons une interprétation plus large. Après une analyse assez générale du combat chez les Grecs, nous passons à une description de la garde royale d'Alexandre le Grand. Puis est posée une question intéressante: l'époque hellénistique a-t-elle connu la stagnation ou le progrès dans ce domaine? Giovanni Brizzi (mais c'est en italien) avait abordé le sujet sous une forme voisine, sur un débat actuellement passionné, voire brûlant: quel était le meilleur instrument de guerre, la phalange ou la légion? On lira donc à ce propos G. Brizzi, Il guerriero, l'oplita, il legionnario, 2e édit., 2008 (Bologne), 99-107; il croit en une supériorité de la légion, ce qui nous paraît très raisonnable. Ensuite, une notice, ouvertement consacrée à un thème historiquement fondamental, «guerre et société», permet, par des chemins détournés, d'aborder les différents types de guerres, symétrique et asymétrique, froide et chaude, longue et brève, etc. La période romaine est ensuite l'objet de trois notices: la guerre aux époques anciennes, sous le Principat et, de nouveau, guerre et société.
Pour la troisième partie, le titre recoupe assez largement celui de la longue «Introduction»: après «The Classical World at War», nous avons «War in the Classical World», précédé d'une précision, «Impacts and Techniques» (277-620); c'est le plat de résistance, le corps de l'ouvrage. On y trouve d'abord une description de la vie quotidienne du soldat pendant le combat, ce qui est très proche de ce que John Keegan appelait «The face of the Battle». Une étude originale, donc utile, est consacrée aux malades et aux blessés, une autre, plus banale, à la discipline chez les Grecs suivie de la même notion chez les Romains. Puis nous passons à la présence de mercenaires dans les armées antiques qui est bien connue, notamment grâce à Xénophon et aux récits rapportés sur les armées de Carthage. Mais que viennent faire ici (340-341) socii, auxilia et foederati? Signalons que ces guerriers (socii, auxilia et foederati, pas les mercenaires) fournissent le sujet du 6e congrès de Lyon sur l'armée romaine; les auteurs de langue anglaise y seront les bienvenus, comme ils l'ont toujours été.
Après une notice d'histoire sociale, une notice d'histoire économique: la logistique. S'agissant de la logistique vers l'armée de Germanie (363-366), l'auteur fonde ses descriptions sur un bon travail publié en 2006 par J. Connnoly. Il aurait pu utiliser un livre publié d'abord en espagnol puis en allemand et dû à J. Remesal Rodríguez, Heeresversorgung und die wirtschaftlichen Beziehungen zwischen der Baetica und Germanien: Materialen zu einem Corpus der in Deutschland veröffentlichten Stempel auf Amphorem der Form Dressel 20, Materialhefte zur Archäologie in Baden-Württemberg, XLII, 1997 (Stuttgart), 271 - ill. - carte, repris de La annona militaris y la exportación de aceite bético a Germania (con un corpus de sellos en anforas Dressel 20 hallados en Nimega colonia, Mainz, Saalburg, Zugmantel y Nida), 1986 (Madrid), 283 - 23 ill.
Nous arrivons ensuite à des sujets plus guerriers: la bataille navale d'abord, puis l'équipement, en général et surtout chez les Romains, sujet bien connu grâce à M. C. Bishop et J. C. N. Coulston, Roman military equipment from the Punic wars to the fall of Rome, 2e édit., 2005 (Londres), 232 - 151 ill. On passe ensuite à la poliorcétique, l'art du siège, chez les Grecs, au commandement chez les Grecs puis chez les Romains, sous la République et sous le Principat. Et on envient enfin à ce que les Anglo-Saxons appellent «l'intelligence» et nous le «renseignement». Hélas, on y retrouve l'inévitable limes; B. Isaac avait pourtant montré l'inadéquation de ce terme dans le Journal of Roman Studies (The meaning of the terms limes and limitanei, JRS, 78, 1988, 125-147; voir aussi notre art., La genèse du limes dans les provinces de l'empire romain, RD, 49, 3, 1991, 307-330). Signalons ici, ensuite, trois études très intéressantes et de haut niveau. Un gros dossier permet de comprendre la place de la cavalerie non seulement dans l'armée romaine mais encore dans les combats qu'elle a menés. Deux études intitulées «Rituals» décrivent les liens qui ont été noués entre les Romains et les dieux en temps de guerre; ce sont là deux paragraphes d'histoire religieuse. Nous nous permettons de signaler à ce sujet H. Le Bonniec, Aspects religieux de la guerre à Rome, dans Problèmes de la guerre à Rome, édit. J.-P. Brisson, 1969 (Paris), 101-115; on y trouve, ce qui manque ici, un calendrier des moments qui marquaient l'année du point de vue militaire, «le rythme sacral de la guerre» (mais c'est en français). Enfin, il ne faut pas oublier qu'il est impossible de comprendre une guerre si l'on ne connaît pas les deux parties en présence, les Grecs ou les Romains d'un côté, et les barbares de l'autre. Plusieurs notices très heureuses viennent combler les lacunes habituelles des livres d'histoire: elles décrivent les armées que les Achéménides ont conduites contre les Grecs, les guerriers Germains et l'Iran des Sassanides; nous apprécions tout particulièrement le titre «Sasanian Iran», car il rappelle que l'ennemi de Rome ce n'était pas la petite Perse mais un pays plus vaste, l'Iran, dont la Perse n'était qu'un élément, celui d'où venait la dynastie régnante.
La quatrième partie, qui paraîtra peut-être un peu décousue, propose au lecteur des études de cas, «Case Studies», avec toujours une même complément, de nouveau «The Classical World at War», qui se trouvait déjà dans l'Introduction (621-742). La Grèce y occupe une grande place, avec des notices qui analysent l'expédition athénienne en Sicile, la guerre du Péloponnèse, la bataille de Leuctres en 371 avant J.-C. et les mérites de Démétrios Poliorcète. Sur la bataille de Leuctres, les mérites d'Épaminondas ont été énumérés (mais en italien) par G. Brizzi (ouvrage cité, 20-21 et 28). La deuxième guerre punique (218-201), un des moments parmi les plus importants de l'Antiquité, est fort bien décrite; nous ajouterions à la bibliographie plusieurs livres de Giovanni Brizzi consacrés à Hannibal, dont il est l'actuel spécialiste incontesté. Le dernier chapitre est consacré aux guerres de Rome contre la «Sasanian Persia»; nous préférons l'expression utilisée par un autre auteur de ce livre, «Sasanian Iran», mais la notice est intéressante. Le dernier chapitre, «Epilogue: The Legacy of War in the Classical World», n'est pas une vraie conclusion. On y trouve des considérations intéressantes et variées sur des auteurs anciens et sur les conclusions qu'ont pu en tirer quelques modernes.
Il ne nous paraît pas utile de trop épiloguer, pour reprendre le dernier titre de cette série de chapitres, sur les qualités de ce livre, utile et intéressant, qui nous est donné par B. Campbell et L. A. Tritle. On objectera peut-être que les notices sont de valeur inégale; mais c'est inévitable, et cet ouvrage s'ajoute à une bonne série de publications. Les modernes en tireront profit; nous-même, nous l'avons déjà utilisé pour une communication qui sera présentée en octobre à un congrès parisien (donc en français).
Yann Le Bohec