Paola Ceccarelli / Lutz Doering / Thorsten Fögen et al. (eds.): Letters and Communities. Studies in the Socio-Political Dimensions of Ancient Epistolography, Oxford: Oxford University Press 2018, IX + 373 S., ISBN 978-0-19-880420-8, GBP 80,00
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Thorsten Fögen (Hg.): Tränen und Weinen in der griechisch-römischen Antike, Tübingen: Stauffenburg Verlag 2006
Paola Ceccarelli: Ancient Greek Letter Writing. A Cultural History (600 BC - 150 BC), Oxford: Oxford University Press 2013
Thorsten Fögen / Richard Warren (eds.): Graeco-Roman Antiquity and the Idea of Nationalism in the 19th Century. Case Studies, Berlin: De Gruyter 2016
Ce volume qui se propose de montrer le rôle de la correspondance dans la création des communautés rend compte de l'intérêt croissant et incessamment renouvelé pour les lettres. Ces dernières font preuve d'une telle diversité qu'aucune autre forme littéraire antique ne peut rivaliser avec l'épistolographie, comme le remarquent les éditeurs du recueil. «Diversité» semble être le mot-clé quand on parle de lettres: diversité des aires géographiques, mais aussi variation dans les matériaux: céramique, plomb, bois, papyrus, marbre, parchemin. La richesse de la bibliographie est par ailleurs mise en évidence dans l'introduction, qui trace les lignes directrices de ce sujet complexe, sans se limiter à un simple bilan. En effet, on comprend aisément l'originalité de la démarche, qui consiste d'abord à montrer que l'étude de la pratique épistolaire favorise l'interdisciplinarité, entre savants de la Bible et chercheurs de l'antiquité gréco-romaine. En effet, l'aire géographique d'investigation est circonscrite à l'espace gréco-romain et à la Judée, de l'époque classique jusqu'à l'Antiquité tardive. Le choix est compréhensible mais un troisième terrain de comparaison aurait donné davantage de profondeur à l'approche interdisciplinaire. En second lieu, les auteurs du volume s'emploient à dénoncer le raisonnement selon lequel lettres et communautés seraient incompatibles. Trois arguments s'opposeraient à cette dialectique : d'abord l'impact de la parole et la place de l'orateur dans des sociétés de face à face, puis le fait que la lettre, avec ses préoccupations du quotidien, ne constitue pas un moyen suffisamment puissant pour célébrer les identités collectives, enfin la difficulté pour la lettre, censée être échangée entre deux individus à l'exclusion apparente du groupe, de bâtir des communautés. Or, affirment à juste titre les éditeurs, la lettre participe à la construction et renforce les communautés, non seulement parce que la parole éphémère est fixée par écrit, ou parce que l'écrit favorise la communication entre communautés spatialement éloignées ou entre générations qui se succèdent, mais aussi en raison de la plasticité du genre. L'absence de cadres prérequis rend la lettre particulièrement propice pour assurer la communication entre des communautés multiformes sans attentes précises quant au format épistolaire.
Le volume comporte treize chapitres, répartis en quatre parties. La première section est consacrée à la théorie et à la pratique de la communication épistolaire, avec deux contributions. Celle de T. Fögen aborde la configuration des communautés par la correspondance, à travers l'étude de plusieurs traités antiques sur la rédaction des lettres (Démétrios, Iulius Victor, Psedo-Démétrios et Pseudo-Libanios) et de quelques corpus épistolographiques célèbres (Cicéron, Sénèque, Pline le Jeune). L'auteur montre que chez tous ces auteurs, qu'il s'agisse de réflexions théoriques ou des manuels pour apprendre à rédiger des lettres, l'accent est mis sur ce qui est approprié afin que l'interaction entre l'expéditeur et le destinataire soit réussie. La communauté entre les deux est établie par le partage des valeurs de style et par le fait que l'auteur de la lettre ajuste son caractère à celui du destinataire, dont il doit prendre en considération les attentes. Le chapitre suivant se penche sur un aspect particulier du réseau épistolaire de Cicéron, à savoir les messagers et les conventions. Selon B.-J. Schröder, dans la correspondance écrite antique, le messager influence la façon dont la lettre était lue et interprétée. Il jette un pont entre les deux correspondants, en absence de service postal, étant lui-même considéré comme un pont mobile. Il est donc essentiel de prendre en considération la « troisième personne » - par curiosité, il pouvait lire la lettre ; par négligence, il pouvait l'égarer ; par déloyauté, il pouvait diffuser des informations compromettantes -, qui, par le simple fait qu'une partie de message pouvait lui être confiée, appartenait à la communauté.
La deuxième partie concerne le rôle des lettres dans les communautés politiques et dans la communication interculturelle en Grèce et à Rome, dans une perspective chronologique. Ainsi, S. Lewis s'interroge sur la façon dont le rapport entre tyrans et lettres participe à la légitimité des premiers, en prenant comme étude de cas les tyrans de Syracuse. L'image dominante est bien entendu le contraste entre la façon de communiquer des tyrans - par écrit, en mettant ainsi une distance entre eux et leurs sujets - et la manière civique traditionnelle de débattre ouvertement en assemblée. Or, comme le montre l'auteur, chaque dirigeant entend exercer le pouvoir à sa manière : la lettre officielle a été comprise comme un moyen monarchique parmi d'autres de communication, employé de prédilection dans la politique externe, car investie d'un certain pouvoir de consolidation du règne. Si les tyrans classiques n'ont pas structuré leur pouvoir à travers des lettres, l'on aperçoit en revanche l'évolution vers la lettre en tant que manifestation textuelle du pouvoir royal hellénistique. Ce sont précisément cette période et cette problématique qui sont abordées dans les deux chapitres suivants, d'abord par M. Mari, qui s'intéresse aux pouvoirs en dialogue, à travers les lettres et les «circulaires» (diagrammata) des rois macédoniens adressées aux communautés locales, puis par P. Ceccarelli, qui traite des protocoles diplomatiques. Ainsi, montre M. Mari, sous les monarques macédoniens, la lettre a servi à la fois pour la négociation entre autorités à différents niveaux, en respectant la chaîne hiérarchique, et pour façonner les coutumes et les lois locales en fonction d'un modèle relativement uniforme. L'auteur accorde une attention particulière aux epistatai, qui jouent le rôle d'interface entre le roi et les communautés. P. Ceccarelli met en évidence la fonction idéologique de la lettre, en tant que forme de communication entre États, au-delà du contraste établi dans l'historiographie entre la manière des rois d'exercer le pouvoir, en envoyant des lettres, et celles des cités, dont les résolutions sont transposées dans des décrets. L'auteur analyse avec profit la lettre à la fois du point de vue de l'expéditeur que de celui de la communauté qui recevait le message, à travers une étude de cas bien connue mais toujours passionnante. Il s'agit des archives de Magnésie du Méandre, qui avait scrupuleusement gravé les réponses favorables à leur demande d'octroi d'asylie pour les Leukophryena. Si les réponses des rois, sous forme de lettres, sont mentionnées en premier, toutes les réponses se partagent les murs de l'agora, créant ainsi, au-delà d'une forme d'histoire intentionnelle, un modèle interconnecté de la vie politique de la Méditerranée antique, dont Magnésie serait le centre. Les deux genres, la lettre et le décret, participent à l'autoreprésentation, à travers des éléments de langage qui permettent aussi bien aux rois qu'aux cités de projeter une certaine image de soi. Le choix de mettre en tension cette démonstration avec celle, tout aussi juste, de R. Osborne, qui pointe le rapport entre lettres, diplomatie et conquête romaine de la Grèce, est particulièrement judicieux. Il est en effet stimulant de constater, avec l'auteur, qu'en dépit de la dynamique habituellement acceptée - à la lettre comme expression du pouvoir royal la cité répondait par décret reflétant la prise de décision civique - l'adoption romaine de la convention établie par les rois hellénistiques a mené à certaines attentes concernant la façon dont l'autorité est exercée à Rome, qui a constitué à son tour un des facteurs importants de l'intervention romaine en Grèce. En se tournant vers les autorités romaines, les Grecs ont eu la surprise de traiter non pas avec le monarque communicant sa décision, mais avec des magistrats détenteurs d'une autorité limitée. Habitués à traiter avec les lettres des rois, l'erreur des Grecs consiste à ne pas avoir compris la nature du pouvoir romain, en raison précisément de l'usage formel de la lettre, un medium qui s'est avéré ambiguë voire trompeur. Cette deuxième partie est close par l'analyse proposée par I. Gildenhard des communautés épistolaires dans la correspondance de Cicéron (49-44 av. J.-C.), l'ultime défenseur d'une république qui, dans le contexte agité de l'ascension de César, ne l'est plus qu'en lettres. L'epistula est, pour l'orateur, un terrain pour la réflexion politique et surtout le moyen d'une certaine forme l'activisme. Elle est, nous rappelle l'auteur, l'épicentre d'une communauté partageant une forme républicaine de politique et un sens déjà nostalgique de la communauté civique.
La troisième partie est consacrée aux lettres et communautés dans l'ancien judaïsme et au début du christianisme. S. Grätz part de l'étude des lettres araméennes intégrées au livre d'Ezra, qui ont l'apparence de documents authentiques délivrés en faveur des Juifs par les rois achéménides. Or, il s'avère, à travers l'analyse de la formule épistolaire et des traits stylistiques (distincts de ceux de la correspondance royale perse authentique), des formules bibliques et de la construction de type hellénistique du roi bienfaiteur, qu'il s'agit d'une interpolation pour conforter certains choix idéologiques, dont celui de la prééminence du temple de Jérusalem après l'exil. Ce chapitre doit être lu en miroir avec la contribution suivante, dans laquelle Ph. Alexander s'intéresse au rôle des lettres dans les relations de pouvoir entre «centre» et «périphérie» dans le judaïsme. «De moi, Jérusalem, la cité sainte, à toi, Alexandrie en Égypte, ma sœur...» (Bavli Sanhedrin 107b), citation qui figure dans le titre, pointe la place de Jérusalem en tant que centre pour la diaspora juive avant 70 ap. J.-C. L'un des moyens d'imposer ce centre était la lettre, dont l'invitation pour les Juifs d'Égypte d'adopter la fête d'Hanukkah célébrant la ré-consécration du temple de Jérusalem rappelle étrangement l'epangelia grecque. Les trois chapitres suivants ont chacun au centre des lettres littéraires. L. Doering prend l'exemple de l'épître de Baruch pour expliquer la configuration de la communauté des destinataires dans les lettres juives anciennes. Si l'expéditeur, témoin de la première destruction du temple, écrit aux «neufs tribus et demi d'au-delà du fleuve», à savoir les tribus du nord exilées par les Assyriens au VIIIe s. av. J-C., il s'adresse en filigrane à la communauté juive du début du IIe s. ap. J.-C., ébranlée par la destruction du second temple. J. M. G. Barclay, qui s'intéresse aux lettres de Paul et à la construction des premiers réseaux chrétiens, mène une démonstration convaincante à contre-courant qui montre que les lettres avaient rempli un rôle secondaire dans ces réseaux, par rapport à la communication directe. En fin de compte, les lettres de Paul ont eu plus d'influence par leur réception que par leur rôle initial dans la création des réseaux, servant à affirmer son autorité sur les églises. L'objet d'étude de K.-W. Niehbuhr sont les communautés configurées dans la lettre de Saint-Jacques. L'auteur examine tour à tout la réception de la lettre dans l'Antiquité tardive et au Moyen-Âge, où elle était considérée comme émanant du frère du Seigneur, puis les lecteurs implicites en quête de foi partagée, révélés par l'usage du genre de la lettre de diaspora, enfin les communautés historiques, à la recherche d'une identité chrétienne, ce qui la met en convergence et non en concurrence avec les lettres de Paul.
Le volume se clôt par une étude à première vue insolite au regard de la suite chronologique attendue, car elle reprend un sujet «classique». Ainsi, C. Edwards choisit les lettres à Lucilius pour débattre d'amitié et communauté philosophique chez Sénèque. La lettre, dont le but est d'entretenir le lien entre des personnes physiquement séparées, ne devrait pas retenir l'attention d'un stoïcien tel Sénèque privilégiant l'individuel. Or, le philosophe considère la nature épistolaire de sa relation avec Lucilius plus efficace pour le développement philosophique que la rencontre. L'on voit ainsi resurgir la conception de Sénèque de communauté philosophique et intellectuelle, rassemblée par l'échange de lettres, qui transcende non seulement la distance mais aussi le temps.
Ce dernier constat reflète une idée force qui s'impose après la lecture de chaque chapitre et nous amène à conclure que ce volume a atteint son but en même temps que son public. Il s'agit en premier lieu de chercheurs travaillant sur la correspondance antique, privée comme officielle, mais aussi de spécialistes de l'histoire socio-culturelle, des circulations et des réseaux. La lettre imagine et connecte les communautés, en formant des groupes, avant et au-delà de sa fonction initiale de moyen de communication entre deux individus. Son principal mérite est de relier des communautés contemporaines dispersées dans le territoire (ce qu'on peut appeler la fonction horizontale) et de donner accès aux connaissances aux générations futures (la fonction verticale). Les hommes politiques, les communautés chrétiennes ou les associations philosophiques avaient compris le potentiel des lettres dans l'émergence d'une culture commune et d'une identité partagée, en même temps que la construction de la communauté elle-même. Faire lettre, c'est faire corps, assurer une certaine cohésion de groupe et implicitement faire communauté.
Madalina-Claudia Dana