Michael Koortbojian: Crossing the Pomerium. The Boundaries of Political, Religious, and Military Institutions from Caesar to Constantine, Princeton / Oxford: Princeton University Press 2020, XX + 228 S., zahlr. s/w-Abb., ISBN 978-0-691-19503-2, USD 39,95
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Olivier Hekster: Caesar Rules. The Emperor in the Changing Roman World (c. 50 BC - AD 565), Cambridge: Cambridge University Press 2022
Jan Bernhard Meister: Der Körper des Princeps. Zur Problematik eines monarchischen Körpers ohne Monarchie, Stuttgart: Franz Steiner Verlag 2012
Mischa Meier: Caesar und das Problem der Monarchie in Rom, Heidelberg: Universitätsverlag Winter 2014
Aborder l'histoire de Rome sur une longue durée, du milieu du Ie siècle avant notre ère au premier tiers du IVer siècle de notre ère, implique de choisir un angle d'approche susceptible de rendre compte des enjeux de l'évolution au long cours d'une cité-État devenue, au fil des siècles, une capitale d'empire. La lecture des Anciens - antiquaires, historiens et biographes notamment -, confrontés aux mystères de certaines pratiques rituelles qu'il leur était devenu difficile à interpréter, a pu entraîner les Modernes sur la voie d'hypothèses plus ou moins fondées et de mirages nourris par certaines reconstructions a posteriori de la part de leurs sources. La confrontation de toutes les données disponibles, sources littéraires et iconographiques, et l'attention portée à leur mise en scène dans l'espace et dans le temps peuvent livrer de nouvelles interprétations soucieuses de la justesse des modes d'appréhension en contexte de toute situation politique, sociale ou religieuse. L'essai de Michael Koorbojian s'avère riche de propositions, le plus souvent judicieuses et emportant l'adhésion, assurément attentives à la compréhension des images léguées par les périodes tardo-républicaine et impériale, monnaies, reliefs historiés, statues ... Son étude concentre notre attention sur la conception romaine de la 'limite' que les antiquaires placent aux origines de la Cité et de ses modes d'appréhension du pouvoir de part et d'autre de la limite pomériale, séparant les deux déclinaisons majeures de l'imperium des magistrats supérieurs, domi et militiae. Cette construction ritualisée structure une histoire et sa réception des pratiques et représentations du politique à Rome et dans le monde méditerranéen dépendant peu à peu de l'Imperium populi Romani.
Après avoir consacré une étude remarquée à la divinisation de César et Auguste (2010), voici une enquête qui prolonge en définitive l'approche précédente du pouvoir impérial par le biais d'une attention rigoureuse aux données multiples des sources collectées afin d'offrir une lecture qui rende compte de toute la variété des représentations du mode de fonctionnement d'une ciuitas antique nourrie du poids des traditions politiques, religieuses et militaires héritées, tout autant que de l'incompréhension de la signification ou du dessein de certaines d'entre elles (en introduction, ces «Antiquarians Reconstructions and Living Realities», 1-9). Sont regroupées dans le présent volume en recension des études conduites durant deux décennies et présentées devant diverses audiences universitaires, étayées et illustrées par de nombreuses citations des sources littéraires en traduction et la reproduction d'une riche documentation iconographique (avec soixante-deux entrées, toutes excellemment reproduites). Quatre étapes ont permis de structurer la réflexion, selon un déroulement essentiellement chronologique faisant la part belle aux deux bornes temporelles de l'enquête, les expériences césarienne et augustéenne d'une part, auxquelles sont consacrées les deux premières étapes («Crossing the Pomerium: The Armed Ruler at Rome», 10-42 & «Octavian's Imperium Auspiciumque in 43 BC and Their Late Republican Context», 43-77) et la dernière («Constantine's Arch and His Military Image at Rome», 123-167). Dans l'intervalle, les données tirées des colonnes trajane et aurélienne permettent de prolonger la réflexion en lui offrant une clef de lecture fort judicieuse («Roman Sacrifice and the Ritus Militaris», 78-122). Le volume comprend une solide bibliographie globalement très à jour (169-200) et de précieux indices (textes littéraires, inscriptions, personnes, illustrations [monnaies, statues, portraits, reliefs et autels, monuments architecturaux et varia] et général, 201-228). L'ensemble se lit aisément et est de très bonne facture, avec fort peu de coquilles venant déparer une très belle édition tout à fait réussie (sinon par quelques accentuations ou orthographes défectueuses du français ...).
Les deux premières étapes de la démonstration permettent de fixer les enjeux des approches diverses conduites durant le dernier demi-siècle à propos des modes d'appréhension du pouvoir à Rome, mises en contexte, et tout particulièrement de la conception de la limite pomériale et des deux sphères de compétence, domi et militiae, de l'imperium définissant deux espaces étroitement liés, urbs et agri. Il en va ainsi des réflexions des juristes et des historiens des religions portant sur la conception de l'Vrbs et la réécriture, pour l'essentiel tardo-républicaine et augustéenne, de ses origines supposées. Si l'œuvre d'André Magdelain, pour amendable qu'elle puisse être, est bien prise en compte, on peut regretter que les enquêtes contemporaines de Georges Dumézil n'aient pas figuré dans les fort judicieux rappels historiographiques et la mention des sources textuelles les plus pertinentes pour le sujet. Le second temps des recherches menées au tournant des XXe et XXIe siècles a tout particulièrement pris les expériences césarienne et augustéenne pour objet d'étude (Girardet et Ferrary; on pourrait ajouter Yavetz) en mettant l'accent sur la question fondamentale des pouvoirs des deux imperatores et des aménagements institutionnels qu'ils ont impliqués. L'approche ritualiste et cérémonielle (avec notamment Scheid ou nos propres enquêtes) a permis d'insister sur les stratégies mises en œuvre par la levée des contraintes pesant sur le princeps avec Auguste (définition de ses pouvoirs) et la célébration particulière de sa geste impériale (fêtes et cérémonies, discours en mots et en images). L'apport majeur de Koortbojian est l'insertion des données iconographiques construisant une persona spécifique pour les titulaires de la statio principis : statuae loricatae du père et de son fils adoptif, stratégie de contournement des représentations (nudité héroïque par exemple), dualité civique et militaire des représentations du ciuilis princeps et de l'imperator, l'ensemble prenant sens dans une conception à nouveaux frais de l'imperium auspiciumque, depuis les témoignages de l'annalistique concernant un Flaminius en 217 jusqu'aux choix opérés dès 43 avant notre ère par un Cicéron, mentor du jeune César: l'imperium extra-ordinem étant à l'origine, en définitive, des changements opérés par la suite. Il s'agit tout autant du sort du triomphe et/ou de l'entrée solennelle - en ajoutant l'enquête d'Harriet Flower parue au même moment que l'ouvrage en recension (Cl. Ant., avril 2020), dont on peut discuter les conclusions en termes de suppression proprement dite du triumphus -, que du sort de la mutatio vestis, excellemment mise en scène sur la longue durée (d'Auguste à Constance II en passant par Septime Sévère et Constantin), ou d'une proposition judicieuse d'interprétation des auspices, d'investiture ou de départ.
Il convient de saluer l'apport majeur de cet essai, au-delà de son état complet de la question, appuyé sur une revue des sources et des enquêtes majeures des dernières décennies, à quelques exceptions près mentionnées supra : une proposition de lecture raisonnée de l'identité de l'Imp(erator) Caesar Augustus, en particulier de la 'gestion' de son «image militaire» au cœur de l'Vrbs, au-delà de l'affranchissement des contraintes liées aux dynamiques intra- et extra-pomerium de l'imperium. Dans cette perspective, on retiendra l'intérêt d'une réinterprétation des données littéraires et figurées du sacrifice romain par la définition d'un ritus militaris qui suggère une troisième voie entre ritus Romanus et ritus Graecus (capite velato et capite aperto), et in fine les personae multiples du princeps, magistrat d'essence républicaine et général (vainqueur), d'Auguste à Constantin. Dans cette prise en compte globale des évolutions, ces façons romaines de penser la tradition et les renouvellements, entre mos maiorum et res nouae, relevons certains renversements significatifs: par exemple pour Constantin auquel est consacré la dernière étude, qui s'oppose à Maxence, authentique ciuilis princeps se fondant sur le modèle augustéen, ou à Licinius, héritier des pratiques tétrarchiques. Au cœur de cet espace impérial reposant sur les approches institutionnelles, rituelles et commémoratives d'une cité-État, le grand intérêt de cet ouvrage de M. Koortbojian est d'avoir su proposer une lecture judicieuse des sources disponibles, qui reste la plus proche possible des mises en contexte des dossiers documentaires, textuels et iconographiques, sans forcer nullement le trait, mais avec un objectif que tout lecteur, spécialiste ou non, partagera aisément: à savoir traduire de manière raisonnée les changements progressifs de la conception d'un espace politique et de ses pratiques ritualisées, mises en contexte monumental dans l'espace urbain et en scène lors des grands rituels politiques, depuis une res publica à dimension impériale jusqu'à une monarchie qui ne dit jamais son nom!
Stéphane Benoist