Michele Cutino (ed.): Poetry, Bible and Theology from Late Antiquity to the Middle Ages (= Millennium Studien; Bd. 86), Berlin: De Gruyter 2020, 580 S., 3 Farbabb., ISBN 978-3-11-068719-4, EUR 129,95
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Le présent volume issu d'une rencontre internationale tenue à Strasbourg les 25-27 janvier 2018 se compose de 33 contributions autour du thème de la poésie chrétienne, que celle-ci soit grecque, latine, ancienne ou médiévale : comment la poésie chrétienne a-t-elle pu intégrer l'exégèse biblique et en déployer les interprétations théologiques ? Au fondement de l'interrogation, se situe l'âpre condamnation de saint Augustin : la poésie est dangereuse pour l'âme. La condamnation est reprise à partir du XIe siècle dans le Décret de Gratien qui codifie l'interdiction pour les clercs de cultiver la poésie (C. 15, D. 37) : Quare prohibetur Christianus poetica figmenta legere ?
Dans le volume, trois séquences s'enchaînent : poésie épique (I), autres genres (II), vernacularisation de la poésie biblique (III). Les trois séquences correspondent peu ou prou aux mouvements chronologiques. L'essentiel des contributions pourtant, du fait de l'expertise même de l'éditeur spécialiste d'histoire de l'Église tardo-antique, se concentrent sur l'Antiquité tardive, grecque et latine et le très haut Moyen Âge. Une contribution porte sur l'Église carolingienne (Pascale Bourgain), une autre sur Pierre Riga (Kurt Smolak). Seules deux contributions sur Jean Gerson (I. Fabre et I. Iribarren) balaient la fin du Moyen Âge, auxquelles s'ajoute l'étude de Francesco Stella qui propose quant à lui de présenter la liaison de la théologie poétique entre scolastique et humanisme (Dante, figure du théologien-poète).
C'est dire que l'essentiel du volume (quelque 25 papiers) explorent les grands auteurs de l'Antiquité tardive, des mondes byzantin, grec et égyptien des IV-VIe siècles, ou de l'époque mérovingienne : Sedulius (Michael Roberts), Avit de Vienne (Nicole Hecquet-Noti, Luciana Furbetta), Arator (Bruno Bureau), Sévère de Malaga (Franca Ela Consolino), Cyprien le Gaulois (Renaud Lestrade), Nonnos de Panopolis (Filip Doroszewski, Arianna Rotondo, Salvatore Costanza), Manuel Philes (Rachele Ricceri), Synesius de Cirène (Jesus F. Polo), Grégoire de Nazianze (Michel Herrero de Jauregui, Juliette Prudhomme), Proba (Gabrielle Aragione, Agnès Molinier Arbo), Prudence (Manuel José Crespo Losada, Patricio de Navascués), Paulin de Nole (Alice Leflaëc).
L'intérêt de l'ouvrage, outre des études de cas précises et érudites, est de montrer comment la fiction poétique prend le relai de la narration biblique là où cette dernière serait incomplète ou allusive : la poésie prolonge et re-narrativise autant qu'elle re-sémantise en profondeur l'exégèse biblique. C'est parce qu'il avait déjà travaillé sur le poème Alethia de Claudius Marius Victorius (deuxième quart du Ve siècle) en 2009, que l'éditeur du volume, Michele Cutino, a pu donner un axe problématique fort à l'ensemble des contributions en insistant sur la potentialité interprétative de la matière littéraire face au donné théologique, parce que la séquence chronologique étudiée (IVe-VIe siècle) est précisément celle d'une nouvelle rencontre entre littérature et culture classique désormais chrétienne. Telle est la portée de la catéchèse poétique : "Ainsi la poésie n'est pas uniquement l'expression d'un loisir agréable, mais avant tout la transmission sérieuse d'un message dont le poète chrétien est responsable devant Dieu et son but est d'instruire son public en le divertissant". (28) La poésie est en quelque sorte subordonnée à la transmission de la vérité, de la parole vraie. Réciproquement, la poésie se nourrit du souffle biblique. Le poète se fait psalmiste. Il transmet, élargit la diffusion du message et répond aux attentes des publics lettrés et cultivés.
Juvencus prêtre espagnol du IVe siècle paraphrase l'Évangile en hexamètres dactyliques. Le modèle reste l'Énéide ou encore l'Iliade et l'Odyssée. La poésie célèbre les miracles évangéliques. Le merveilleux, digne d'Homère et de Virgile, vient au service de l'apologétique dans le contexte des débats christologiques des IVe et Ve siècles. La réécriture épique est centrée sur un héros, le Christ désormais. L'épopée devient biblique, comme l'avait montré en 1997 Paul-Augustin Deproost. Pierre et Paul remplacent Énée ou César, chez Arator. Grégoire de Nazianze écrit lui-aussi de nombreux poèmes en hexamètres dactyliques et emploie les formes morphologiques et lexicales archaïques issues du corpus homérique tout en rejetant les sujets et les thématiques épiques proprement dits : "Je ne chante pas Troie, ni comme un autre Argô à la belle navigation, ni la tête de sanglier ni le puissant Héraclès [...]. Je chante le grand Dieu au trône sublime ainsi que la splendeur de ma Trinité brillante, réunie dans une unité [...] et la gloire impérissable des souffrances du Christ". (273) "Le poète qui est en réalité plus un exégète qu'un conteur parachève ainsi l'évolution du genre de l'épopée biblique, vers une forme versifiée d'homilétique". (87)
D'où le nœud du problème : comment le Livre Saint peut-il conserver son caractère de sacralité textuelle là même où il est remanié dans un matériau littéraire, par définition arbitraire et contingent ? Les intellectuels de la Rome classique, notamment les Stoïciens, auront volontiers fait montre d'un syncrétisme conciliateur par-delà la méfiance augustinienne pour les mensonges des poètes. Le volume est donc tout à la fois une collection de riches articles érudits et une source de réflexion sur "les aspects esthétiques de la Révélation", comme disait Hans Urs von Balthasar. La mise en littérature de la Bible comme vecteur de sa transmission.
Bénédicte Sère