Myra Seaman: Objects of affection. The book and the household in late medieval England (= Manchester Medieval Literature and Culture), Manchester: Manchester University Press 2021, 284 S., 5 s/w-Abb., ISBN 978-1-5261-4381-5
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Oxford, Bodleian Library MS Ashmole 61 est un recueil en papier de textes poétiques, littéraires et spirituels bien connu des spécialistes de littérature anglaise médiévale. Copié dans le Leicestershire, entre la fin du 15e siècle et les toutes premières années du 16e siècle d'après l'analyse du papier (le même que celui utilisé dans un autre célèbre recueil poétique en moyen anglais, l'actuel Cambridge, University Library MS FF.2.38), Ashmole 61 est l'œuvre d'un seul scribe, qui d'après la langue, serait du Nord de cette région. Le recueil a fait l'objet d'une ample bibliographie dont une édition en 2008, parue sous forme de volume et en ligne. [1]
L'intérêt qu'il a suscité tient, bien plus qu'à la qualité philologique des textes, au fait que ceux-ci s'y succèdent selon un programme raisonné de lecture et d'éducation religieuse. Ashmole 61 nous interpelle aussi pour sa présentation matérielle. C'est en effet un registre au format long et étroit (417 x 138 mm), rédigé en écriture cursive, seulement agrémenté de quelques dessins (des poissons et des fleurs) et portant, à plusieurs endroits, la signature du scribe, qui en est aussi le concepteur, un dénomme Rate. La signature figure à dix-neuf reprises, avec la formule "Amen quod Rate". L'identité de ce personnage, ses fonctions, sa formation n'ont pu à ce jour être établis avec certitude.
Myra Seaman nous propose ici une nouvelle interprétation. Dans l'introduction, elle observe que les études disponibles n'ont pas suffisamment pris en compte les spécificités d'Ashmole 61. Insistant sur l'attraction émotionnelle que ce livre en particulier, avec ses textes, a exercée sur ses lecteurs (de l'époque mais aussi actuels), l'autrice fait référence aux théories néo-matérialistes, qui étudient les interactions entre les humains et les objets qui les entourent (17). Deux concepts centraux sont développés, ceux d'écologie et de "household", l'écologie étant le cadre qui régit les rapports entre un système et son environnement (ce sont ici, par exemple, l'écologie de la vie domestique en Angleterre de la fin du Moyen Age, celle du livre médiéval, celle de la spiritualité, celle de la lecture etc.).
Le concept de "household", quant à lui (24), n'inclut pas seulement tous ceux, les humains et les objets, qui occupent l'espace domestique, mais au-delà leurs rapports, tant réels qu'imaginaires (ici, par exemple, les meubles, les éléments du décor, les constructions, les ressources éducatives, bref l'ensemble des biens possédés). L'autrice cite en particulier les travaux de Barbara Rosenwein (notion de "communautés émotionnelles"), de Sarah Ahmed et de Carolyn W. Bynum (sur l'interprétation des objets, en particulier religieux, et sur l'influence qu'ils exercent).
Seaman revient ensuite sur le programme didactique, et présente Ashmole 61 comme ayant été, successivement, un objet d'instruction, un objet de piété, un objet de correction, un objet de témoignage et enfin un objet de libération. En conclusion, l'autrice revient sur la question de l'agencement du recueil, insistant en particulier, sur la place et la fonction des dessins.
Myra Seaman a mené son enquête sur les textes avec finesse et profondeur. Les aspects de la codicologie et de l'histoire du livre, en revanche, me semblent avoir moins attentivement pris en compte ; c'est sur ces aspects que porteront mes observations. L'écriture du recueil (déjà étudiée par Lynne S. Blanchfield) est une minuscule de chancellerie de la fin du 15e s., déclinée en deux configurations. Celle utilisée pour le texte est une "secretary" de petit module, cursive, avec des lettres très liées entre elles et penchées à droite. Parmi ses particularités, signalons le compendium "con" (dans "consciencie" par exemple), dont la boucle est presque carrée, et encore e minuscule tracé comme un petit d oncial, avec deux boucles de même forme et dimension, a majuscule avec une panse pointue et le trait supérieur incliné, épais, et liant avec la lettre suivante (cf. f. 106). Pour les colophons et les rubriques, le scribe utilise une "anglicana" droite, aux lettres séparées, de plus grand module que l'autre écriture. Les hastes des majuscules ont parfois été doublées et réhaussées en jaune. Les traits qui figurent à gauche du texte, reliant les trois vers de chaque strophe, pourraient témoigner d'une lecture à haute voix.
Dans l'ensemble, Rate écrit avec aisance et naturel, en professionnel de l'écriture. L'hypothèse qu'il aurait été un notaire ne me semble pas à exclure, compte tenu de sa manière de clore chacun des textes avec sa signature, et de ses dessins de fleurs qui évoquent les signes personnels de souscription notariés ("signum tabellionatus" ; voir en particulier la fleur du f. 8v, l'autre grande fleur dessinée au compas du f. 17v, ainsi que les petites fleurs qui ponctuent quelques-uns des vers du Miracle de la Vierge, f. 63 et 65). L'institution du notariat s'est répandue, dans l'Angleterre médiévale, sous influence italienne, les notaires s'étant formés principalement dans la péninsule, à Bologne. Moins bien étudiés que les notaires qui exerçaient à Londres, plusieurs professionnels sont attestés en province. [2]
Le format du MS Ashmole 61, désigné comme "inhabituel", est en fait bien connu. Il s'agit d'un "bastardello", autrement dit "vacchetta mezzana", un type de registre qui a été fréquemment utilisé par les notaires italiens des 14e et 15e siècles, pour rassembler des copies (souvent abrégées) d'actes de diverse nature. D'après Federigo Melis, Aspetti della vita economica medievale (Studi sull'archivio Datini di Prato), Siena 1962, ce format dérive de l'emploi des folios "mezzani", généralement employés pour les lettres commerciales (circa mm 295 x 225), et pliés dans le sens du côté le plus grand. Les marchands utilisaient couramment de tels registres pour leurs livres comptables. On en a un exemple dans le livre des comptes de Maddalena, épicière à Trastevere (Rome, début du 16e s.), qui mesure 285 x 105, étudié par Armando Petrucci. [3]
L'usage de registres de ce type pour des textes littéraires est effectivement moins courant, mais il est pourtant largement attesté en Italie. Signalons en particulier Città del Vaticano, MS Vat. Lat. 4830, copié en Toscane au 15e siècle, mesurant mm 282 x 100 (consultable en ligne : https://digi.vatlib.it/view/MSS_Vat.lat.4830 ). Dans cette miscellanée littéraire de textes poétiques, figure, entre autres, une célèbre pastourelle en anglo-normand ("En may, quant dat foil et fruit"). Ce texte été étudié par Claudio Ciociola, qui signale l'existence d'autres recueils littéraires du même format et de la même époque produits en Italie. [4]
Mentionnons une dernière information. L'inventaire du 15e siècle des biens de la confrérie de San Feliciano de Foligno (Ombrie, centre de l'Italie) cite, parmi d'autres livres, l'un de ces registres notariés au contenu littéraire : "uno bastardello con stantie de Marie in carta bambacina" (trad. "un bastardello avec des stances de la Vierge Marie, en papier ouaté"). Ce livre servait donc à la confrérie pour organiser des pièces de théâtre religieuses ("sacre rappresentazioni". [5] En Angleterre aussi, des représentations religieuses de ce type se déroulaient en province et elles étaient organisées par des notaires. C'était le cas à York, comme en témoigne la pièce The incredulity of saint Thomas, étudiée par Arthur C. Cawley. [6]
Est-il permis d'imaginer que de semblables représentations se soient aussi tenues à Leicester et que notre Rate, un notaire, ait pu y participer avec son manuscrit ? Ce n'est qu'une suggestion, qui vient s'ajouter aux nombreuses interprétations suscitées par ce magnifique et intrigant recueil.
Annotations :
[1] George Shuffelton (ed.) : Codex Ashmole 61: A Compilation of Popular Middle English Verse, Kalamazoo, 2008.
[2] Cf. Christopher R. Cheney: Notaries Public in England in the Thirteenth and Fourteenth Centuries, Oxford, 1972; Patrick Zutshi: Notaries Public in England in the Fourteenth and Fifteenth Centuries, en ligne: http://elec.enc.sorbonne.fr/cid/cid1994/art_05 ).
[3] Armando Petrucci: Scrittura, alfabetismo e educazione grafica nella Roma del primo Cinquecento, Scrittura e civiltà, II, 1978, 163-207.
[4] Claudio Ciociola: Reliquie di un'antica pastorella anglo-normanna in un bastardello toscano del Quattrocento, in: Studi medievali, s. III, 26 (1985) 721-780.
[5] Cf. Mario Sensi: Fraternite disciplinate e sacre rappresentazioni a Foligno nel secolo XV, in: Quaderni del centro di documentazione sul movimento dei disciplinati 18 (1974) 39- 117, ici 54, 105.
[6] Arthur C. Cawley: The Sykes manuscript of the York scriveners' play, in: Leeds Studies in English, 7-8 (1952) 45-80; Richard Beadle (ed.): The York Plays, London 1982, 366-72.
Donatella Nebbiai