Nicole Belayche / Anne-Valérie Pont: Participations civiques des juifs et des chrétiens dans l'Orient romain (Ier- IVe siècles) (= Hautes Études du Monde Gréco-Romain; 62), Genève: Droz 2022, 456 S., 8 s/w-Abb., ISBN 978-2-600-05750-9, EUR 73,93
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Anne-Valérie Pont: La fin de la cité grecque. Métamorphoses et disparition d'un modèle politique et institutionnel local en Asie Mineure, de Dèce à Constantin, Genève: Droz 2020
Thibaut Boulay / Anne-Valérie Pont: Chalkètôr en Carie, Paris: de Boccard 2014
Anna Heller / Anne-Valérie Pont (Bearb.): Patrie d'origine et patries électives. Les citoyennetés multiples dans le monde grec d'époque romaine, Pessac: Ausonius Editions 2012
Comme le soulignent ses éditrices, ce volume sur les participations civiques des Juifs et des chrétiens correspond à un "angle mort" de la recherche et vient combler un vide. Dans un monde gréco-romain globalement polythéiste jusqu'au début du IVe siècle, comment Juifs et chrétiens pouvaient-ils participer à la vie civique, sachant que celle-ci comportait une dimension religieuse prégnante? L'ouvrage entreprend d'une part de recenser et d'examiner tous les témoignages (littéraires, épigraphiques et papyrologiques - parfois aussi juridiques ou numismatiques) pouvant documenter la participation des Juifs et des chrétiens à la vie civique en Orient comme en Occident, et d'autre part de questionner l'opposition entre vie civique en contexte polythéiste et appartenance au judaïsme ou au christianisme. Le résultat est une enquête d'une grande richesse, proposant des dossiers documentaires inédits qui constituent autant d'instruments de travail précieux, et des conclusions nuancées.
Dans l'introduction, Nicole Belayche et Anne-Valérie Pont posent les termes du débat et définissent la notion même de participation civique, qu'elles ne limitent pas à l'exercice de magistratures, mais étendent à des modalités comme le partage de moments festifs ou agonistiques (Walter Ameling inclut aussi le fait d'être membre d'une association professionnelle, par exemple p. 135) - avec pour conséquence importante que la participation civique n'est pas limitée aux citoyens, et que l'ouvrage s'inscrit dans le champ de l' "histoire des institutions vécues" (p. 409). L'introduction est suivie par une riche synthèse d'Anne-Valérie Pont sur le cadre historique, politique et juridique dans lequel s'est posée la question de la participation civique des Juifs et des chrétiens, du Ier siècle av. n. è. (avec notamment le cas des Juifs citoyens de cités d'Asie Mineure, documenté par Flavius Josèphe), jusqu'à la législation chrétienne permettant d'appeler des Juifs aux charges curiales, en passant par la législation sévérienne (qui rendait acceptable le fait de dispenser une personne exerçant une fonction publique de certains actes cultuels) ou encore l'interdiction faite aux chrétiens d'exercer des magistratures lors de la grande persécution de la fin du IIIe siècle et du début du IVe.
La plupart des autres chapitres consistent en l'examen d'un corpus documentaire précis, en relation soit avec les Juifs, soit avec les chrétiens, soit avec les deux groupes. Walter Ameling traite des inscriptions juives; Sylvain Destephen, des témoignages épigraphiques d'Asie Mineure relatifs aux chrétiens; Sacha Stern, des textes rabbiniques qui pourraient se faire l'écho de participations civiques juives; Avshalom Laniado, des sources hagiographiques, qu'il répartit en trois catégories: récits de martyre, textes relatifs à des personnages du Nouveau Testament, et Vies de saints. Ces chapitres incluent tous, en annexe, un dossier des sources qui comporte dans chaque cas le texte original accompagné d'une traduction (mais pas toujours la datation, ce qui est dommage, d'autant que les sources ne sont pas forcément classées par ordre chronologique). Katherine Blouin examine quant à elle les sources papyrologiques relatives à la participation civique des Juifs et des chrétiens dans l'Égypte romaine, mais sans fournir de dossier des sources primaires. Les deux derniers chapitres consistent en des études de cas à l'échelle régionale ou locale. Nicole Belayche se penche sur la participation civique des Juifs en Galilée entre le IIe et le IVe siècle en utilisant tous les types de sources disponibles: inscriptions, textes littéraires, mais aussi vestiges archéologiques et données numismatiques. De même, c'est à partir de l'ensemble des données collectées que Françoise Van Haeperen discute la participation civique des Juifs et des chrétiens à Ostie, où leur présence est entre autres attestée par une synagogue et une basilique situées dans des zones éloignées du centre de la cité. L'ouvrage se clôt par une excellente synthèse des résultats de cette enquête aux volets multiples, par Nicole Belayche et Anne-Valérie Pont, qui proposent des pistes pour comprendre le faible nombre d'attestations claires de participations civiques juives et chrétiennes. Une bibliographie sélective et un précieux index des sources, mais aussi des lieux, des fonctions et des notions, complètent le volume.
On pourrait regretter l'absence d'un chapitre consacré en propre aux sources juridiques, qui sont discutées ponctuellement ici ou là (en particulier p. 60-67 et 79-80) mais ne font pas l'objet d'une synthèse. Il est toutefois probable que cela ne modifierait en rien les conclusions de l'enquête.
S'il est impossible de quantifier la participation civique des Juifs et des chrétiens, qui demeura sans doute marginale dans la plupart des cités au cours des trois premiers siècles, ce livre fournit des arguments pour conclure qu'elle ne fut pas inexistante, qu'elle fut même peut-être "banale" (p. 407), et que l'opposition entre une appartenance "monothéiste" et la participation à la vie civique des cités polythéistes doit en tous cas être relativisée. C'est sans doute Nicole Belayche qui pousse le plus loin cette conclusion, allant jusqu'à affirmer que dans des cités comme Diocésarée (Sepphoris) ou Tibérias, aux IIe ou IIIe siècle, il faut envisager la production de monnaies représentant des divinités polythéistes comme une forme de participation à "l'hellénisme impérial" et l'emploi d'un "langage visuel universel / «œcuménique»", partagé par les polythéistes et les non-polythéistes. Mais il faudrait sans doute distinguer davantage la promotion par les rabbins d'un modus vivendi permettant de cohabiter avec des polythéistes et le choix délibéré de l'usage de motifs polythéistes dans le monnayage ou d'autres manifestations de l'identité civique, qui n'aurait sans doute pas reçu l'approbation des rabbins, surtout dans le cas d'une cité majoritairement juive.
La principale interrogation qui demeure au terme de l'enquête, face au constat d'"un total au final modeste d'attestations" (p. 396), c'est celle portant sur l'identification de Juifs et de chrétiens dans la documentation antique. Comme le notent plusieurs des auteurs, nombre de cas de participations juives ou chrétiennes nous échappent probablement de par l'absence d'indices permettant l'identification comme Juif ou chrétien. À l'inverse, certains des exemples inclus dans les dossiers pourraient concerner des polythéistes (par exemple IJudOr II, 27, p. 128, ou SEG 40, 1469, p. 138). Enfin, l'usage d'un langage civique au sein des communautés juives ou chrétiennes, pour désigner leurs institutions propres, rend parfois difficile de déterminer si l'on a affaire à une participation civique ou communautaire (voir par exemple JIWE I, 86, p. 125, qui me semble renvoyer plutôt à la communauté juive).
En dépit de ces difficultés méthodologiques, bien identifiées par les auteurs et les éditrices du volume, cet ouvrage rigoureux, nuancé et admirablement documenté est appelé à rendre de très grands services aux historiens du monde antique.
Katell Berthelot