Philip David Grace: Affectionate Authorities. Fathers and Fatherly Roles in Late Medieval Basel, Aldershot: Ashgate 2015, X + 186 S., 3 s/w-Abb., ISBN 978-1-4724-4554-4, GBP 65,00
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S'inscrivant dans le courant historiographique désormais fort riche des études sur la famille et la paternité, le petit livre de Philip Grace (Texas Lutheran University, USA) propose un éclairage original sur un espace et un temps bien déterminé, la ville de Bâle dans les décennies qui entourent l'année 1500. Il examine la manière dont la paternité est pensée et vécue à travers une "rhétorique quotidienne" à l'œuvre dans les rapports sociaux. La valeur de son analyse tient à la confrontation de sources de nature très différentes, appuyée par une bibliographique relativement riche.
Si les traités publiés alors à Bâle ou aux environs (ceux de Sebastian Brant, d'Erasme ou de Jakob Wimpfeling) donnent le cadre idéologique général, la correspondance de l'éditeur Johann Amerbach (actif à Bâle de 1477 à 1413) avec ses fils envoyés étudier à Paris montre l'implication d'un père pétri de culture humaniste; et l'examen des registres de témoignages recueillis par la cour de justice (Schultheissengericht) livre des éclairages précis sur les conceptions paternelles mobilisées à l'occasion des querelles familiales. Philip Grace tire de ce fonds documentaire un livre dynamique et chaleureux, assumant avec clarté ses thèses et ses choix méthodologiques (chapitre 1), prenant le temps de décrire avec soin le cadre de son étude et de ses sources (chapitre 2). Un index à la fois onomastique et thématique facilite encore l'usage d'un texte dont les qualités d'écriture et de synthèse sont réelles.
S'il construit son ouvrage à partir des différentes fonctions paternelles, l'auteur insiste avec justesse sur l'articulation de celles-ci, la paternité s'exerçant dans la combinaison et l'équilibre de ses rôles, éventuellement partagés entre différentes figures masculines. La fonction nourricière, qui apparaît primordiale, se combine ainsi avec une dimension morale et éducative, par exemple dans le cadre de l'apprentissage du maintien à table (chapitre 3). L'héritage et la dot, incluant souvent des biens mobiliers à forte valeur symbolique - le lit, la vaisselle -, sont perçus comme le prolongement de cette dimension très matérielle de la paternité (chapitre 4). Le rôle du père apparaît également déterminant dans les choix éducatifs et l'orientation professionnelle des fils (chapitre 5), et les lettres de Johann Amerbach montrent que cet investissement se prolonge parfois sur de nombreuses années, en dépit de l'éloignement géographique. Si la transmission d'un métier se fait encore souvent de père en fils, les auteurs humanistes insistent de plus en plus sur la nécessité de prendre en considération les aptitudes et les goûts de l'enfant. La transmission des valeurs morales, par la discipline et l'exemplarité, mobilise pères et mères dans un équilibre entre affection et autorité qui constitue pour l'auteur la caractéristique essentielle de cette rhétorique de la paternité (chapitre 6). Lorsque cet équilibre se rompt, notamment dans le cas d'un maître investi d'une fonction paternelle mais faisant preuve d'une sévérité excessive, il peut y avoir conflit de paternités, à l'exemple de Johann Amerbach bataillant à distance pour fournir à ses fils un tuteur conforme à ses attentes (chapitre 7).
Les cas présentés par Philip Grace sont riches d'enseignement sur l'articulation entre les modèles et la réalité vécue de la paternité. Ils montrent aussi la diversité des figures paternelles, celles des beaux-pères, des tuteurs ou des maîtres. On est plus réservé en revanche sur la tentation de généraliser à la "paternité médiévale" la situation repérée à Bâle autour de 1500. En partant, sans le mettre en question, du postulat d'une structure patriarcale de la société médiévale, en assumant une histoire faite davantage de continuités que de changements (11), l'auteur court le risque de perdre de vue la spécificité de ses sources et les profondes évolutions de la société occidentale dans les derniers siècles du Moyen Âge. Certes, on est convaincu par son constat conclusif d'une certaine continuité dans la manière de concevoir la paternité avant et après l'adoption de la Réforme à Bâle en 1529 (chapitre 8). Mais la prise en compte d'une temporalité plus large aurait permis de mesurer davantage les nouveautés apportées par les auteurs humanistes et les tenants d'une réforme radicale. Si l'auteur retrouve dans les décrets du concile de Bâle (1431-1449) un discours sur la paternité conforme à ceux qui se diffusent quelques décennies plus tard, il omet de préciser que l'assemblée bâloise s'était déjà lancée dans une contestation radicale de l'organisation hiérarchique de l'Eglise (162-164). Un tel constat permettrait peut-être de comprendre la curieuse absence, dans les sources étudiées par Philip Grace, de la paternité spirituelle des parrains et des clercs, dont on connaît pourtant l'importance dans les siècles précédents.
Davantage peut-être que la paternité médiévale, c'est finalement la figure du père moderne qui se dégage de l'analyse de Philip Grace, celle d'un chef de famille investi de fonctions multiples et d'une autorité renforcée par l'affection, un modèle qui irrigue tout le corps social et qui devient une référence idéologique majeure dans l'Europe renaissante.
Paul Payan