Herbert L. Kessler / Richard G. Newhauser (eds.): Optics, Ethics, and Art in the Thirteenth and Fourteenth Centuries. Looking into Peter of Limoges's Moral Treatise on the Eye (= Text - Image - Context. Studies in Medieval Manuscript Illumination; 5), Toronto: Pontifical Institute of Mediaeval Studies 2018, XIV + 212 S., 49 Farbabb., ISBN 978-0-88844-209-3, USD 95,00
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Issu d'un symposium sur «Science, Ethics and the Transformations of Art in the Thirteenth and Fourteenth Centuries», tenu le 28 septembre 2013, le présent volume, composé de neuf contributions, a été stimulé par la récente édition critique du Tractatus moralis de oculo de Pierre de Limoges (†1306) établie par Richard Newhauser, l'un des directeurs du présent volume, édition parue en 2012. Le traité composé à Paris entre 1274/1275 et 1289 tient une place décisive dans la théologie pastorale du temps comptant quelque 220 manuscrits.
L'intuition de base de Herbert Kessler et Richard Newhauser en publiant ce volume était de montrer comment l'optique médiévale pouvait avoir partie liée avec la théorie morale. D'où l'interdisciplinarité du volume: historiens, historiens de l'art, philosophes, littéraires reprennent à nouveaux frais le traité de Pierre de Limoges pour saisir comment le sens de la vue a pu être envisagée sous l'angle d'une visée morale. Il fallait mesurer la manière dont les acquis scientifiques ont pu être articulés à la pensée spéculative théologique et morale, notamment à travers la prédication et l'un de ses meilleurs outils, l'exempla. D'où le fait que quatre des neuf contributions concernent les sermons: celle de Carolyn Muessig, « 'Can't take my eyes off of you': Mutual Gazing Between the Divine and Humanity in Late Medieval Preaching»; celle de Donal Cooper, «Preaching amidst Pictures. Visual Contexts for Sermons in Late Medieval Tuscany»; celle de Jacques Berlioz, «Eyes in the Back of the Head. Exempla and Vision in The Moral Treatise on the Eye by Peter of Limoges»; celle de Larry Scanlon, «Is the Exemplum a Mirror?» Les relations entre la peinture, la prédication et l'optique sont mises en valeur du fait même que le fondement de la pédagogie lui-même articule les trois sens: la vue, l'ouïe, la parole. D'où l'insistance chez Gilles de Rome dans son De regimine principum au sujet de la «garde des sens» (custodia sensuum).
Or, les sens n'ont pas tant à être «gardés» qu'à être «guidés». Il fallait aussi questionner comment les auteurs anciens et les auteurs contemporains ainsi que les auteurs arabes ont pu légué à la pensée latine médiévale les outils d'une telle disciplinarisation de l'oeil. Richard Newhauser montre également les liens entre le Tractatus de Pierre de Limoges et le Bestiaire d'Amour de Richard de Fournival, dont la puissance érotique est alors filtrée en vue d'une éducation des sens, mieux d'une édification des sens. Ainsi la contribution d'A. Mark Smith met en vis-à-vis le De aspectibus d'Alhacen, c'est-à-dire le Kitab al-Manazir d'Ibn al-Haytham (965-1040), traduit en 1200, dont Hans Belting avait démontré qu'il avait été réinterprété par les Latins dans le sens d'une déviation: d'une théorie visuelle, il serait devenu en Occident une théorie picturale; d'une théorie scientifique de la lumière, il serait devenu une pratique de la perspective linéaire. Précisément, A. Mark Smith montre la fausseté de cette interprétation de Belting en expliquant son anachronisme par une compréhension post-képlérienne de l'optique et de la physique. Loin d'être fausse, la lecture latine d'Alhacen fut, au contraire, absolument proche des intentions originelles de l'auteur, notamment dans l'école dite des Perspectivistes du XIIIe siècle (Roger Bacon, Witelo, John Pecham et Pierre de Limoges). En ce sens, les théories visuelles des Latins et des Arabes ne furent pas aussi différentes que ce que l'on a pu en dire.
À son tour, Christopher R. Lackey réfute la téléologie d'E. Panofsky et son grand récit concernant la révolution de Giotto pour la perspective: c'était oublier à quel point la sculpture médiévale a pu contribuer à élaborer les notions scolastiques de perspective de manière plus complexe. Il s'agissait ainsi de montrer l'influence du traité scolastique de Pierre de Limoges dans l'histoire de la perspective, la moralisation de l'optique et les écrits scientifiques sur l'art.
Exemple d'une première exploitation de l'édition critique, ce volume s'avère une invitation à travailler sur Pierre de Limoges et l'épistémologie scolastique dont le XIIIe siècle a su nouer les liens entre théorie scientifique et théologie pastorale. Le rôle central de ce maître es art en tant que prédicateur et perspectiviste prouve à quel point le continuum entre physique et éthique, c'est-à-dire entre impact scientifique et culture visuelle voire picturale, sourd du substrat aristotélicien comme de sa condition de possibilité. L'optique était donc dès le XIIIe siècle à la base de la théorie artistique naissante mais aussi de la pensée métaphysique faisant de la lumière, sens spirituel s'il en fût, le produit de règles mathématiques précises. Tel est le legs médiéval dont, après Alberti et Brunelleschi, Léonard de Vinci a pu hériter.
Bénédicte Sère