Jean-Louis Biget: Église, dissidences et société dans l'Occitanie médiévale (= Collection Mondes Médiévaux; 2), Paris: de Boccard 2020, 1001 S., zahlr. s/w-Abb., ISBN 978-2-9568426-1-3, EUR 52,00
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Encore une fois, en 2020, paraît un recueil d'articles de Jean-Louis Biget. On le doit aux bons soins de Julien Théry, passeur des études hérésiologiques, lui qui, ancien élève de Jean-Louis Biget et spécialiste des hérétiques "cathares", est aussi le récent traducteur de R. I. Moore (2017) et un régulier éditeur des Cahiers de Fanjeaux. Ce faisant, J. Théry sacrifie à ce qui désormais peut se présenter comme un genre: le recueil d'articles de Jean-Louis Biget ou autour de J.-L. Biget. En 2000, en effet, les anciens élèves de l'ENS-Lyon offraient à J.-L. Biget, à la suite de son départ en retraite en 1999, un volume d'hommage dirigé par P. Boucheron et J. Chiffoleau et intitulé Religion et société urbaine au Moyen Âge. En 2007, la célèbre collection Les Médiévistes français chez Picard lui consacrait un volume Hérésie et inquisition dans le Midi de la France, compilation des articles du médiéviste: les mots d'ordre des recherches bigétiennes y étaient condensés en une substantifique moelle qui en faisait un volume aisément utilisable pour les préparations de cours et les mises au point pratiques.
C'est que, si Jean-Louis Biget a multiplié les publications d'actes des Colloques de Fanjeaux, s'il a longtemps et encore aujourd'hui été la cheville ouvrière des Cahiers de Fanjeaux et/ou la figure du commandeur des rencontres fanjéennes, l'auteur qui a peut-être le plus publié dans les Cahiers de Fanjeaux allant jusqu'à écrire parfois deux articles dans un seul volume en plus de l'introduction ou de la conclusion, si J.-L. Biget porte une liste importante de publications d'articles à son actif, il reste qu'il est l'homme sans monographie, le médiéviste sans livre de synthèse. Même sa thèse d'État, Albi et l'Albigeois (Ve-XVe siècle) soutenue en 1993 sous la direction de Philippe Wolff ne fut pas publiée. Son œuvre pourtant marque plus d'un demi-siècle d'études hérésiologiques sur l'Albigeois et l'Occitanie. Professeur en 1966, il enseigna à l'ENS de Lyon jusqu'en 1999 et ne cessa d'écrire depuis sa retraite des années 2000 jusqu'à nos jours.
Le présent volume offre un kaléidoscope de 34 de ses articles allant de 1971 à 2019, structuré en six chapitres, le tout en rien moins que mille pages. L'œuvre du médiéviste y est ainsi ramassée avec le détail de l'érudition et la dimension analytique qui marquent son œuvre. Au lecteur d'en tirer la synthèse tant il est vrai que les conclusions y sont scandées d'un article à l'autre, au risque de la répétition et de la redite, inévitables écueils du recueil d'articles.
Un premier chapitre parcourt la région albigeoise à haute époque. Un second chapitre présente l'aspect fiscal de l'histoire méridionale, rappelant l'expertise de J.-L. Biget en histoire économique: les dîmes, leur perception, leur revenu, leurs sources d'approvisionnement, leur délaissement ou "déguerpissement" par les laïcs, y sont minutieusement détaillés, définis et quantifiés dans la ligne désormais classique d'une vraie histoire économique à la mode des années 1970. A sa manière, J.-L. Biget est un grand historien de l'économie et de la fiscalité, ce qu'il ne faut jamais oublier pour comprendre l'histoire sociale de l'Église méridionale et des réalités languedociennes qu'il écrit.
Puis s'enchaînent deux chapitres autour de la croisade contre les Albigeois, c'est-à-dire de la répression de l'hérésie par la double voie de la prédication (fondation des Dominicains, chapitre 3) et de la croisade répressive (chapitre 4), qu'elle soit militaire ou inquisitoriale. La dissidence est ensuite étudiée pour elle-même dans ses caractères, sa sociologie et son évolution (chapitre 5). Un dernier chapitre (chapitre 6) s'attache à deux figures d'hérésiarques, autours des Spirituels et des Béguins: Bernard Délicieux et Pierre Déjean-Olieu (dont l'orthographe assume un démarquage net par rapport à l'historiographie récente sur le personnage).
Plus que le volume de 2007, celui-ci s'offre comme un véritable totum, une encyclopédie sur les dissidences albigeoises, une somme à la manière médiévale. Chaque article redit peu ou prou les grandes thèses de l'auteur dont quelques formules résument le suc: Église et société sont totalement coextensives et consubstantielles; les implications sociales de la dissidence religieuse en marquent la gravité; le terme de dissidence paraît mieux approprié que celui d'hérésie car le phénomène est endogène à l'Occident et non importé d'un ailleurs oriental; de même, le terme d'albigeois par rapport à celui, inadéquat, de cathare; la structure des lignages aristocratiques expliquent la dissidence religieuse; dans le contexte grégorien, le basculement des populations vers la dissidence est signe d'aspirations spirituelles authentiques et de demande de radicalité évangélique plus de refus du religieux. L'anticléricalisme contre l'Église institutionnelle, romaine et faste, atteste que les dissidents sont plus grégoriens que les grégoriens; la croisade contre les Albigeois est un cheval de Troie de la papauté en Languedoc avec la volonté de mettre fin à l'autonomie des églises et des épiscopats locaux; la construction du discours anti-hérétique émerge de la centralité ecclésiale qui diabolise toute distance par rapport à la norme orthodoxe; les Cisterciens ont échoué dans leur reconquête des populations dissidentes par leur inadaptation aux populations laïques en quête de veritas evangelica; les Prêcheurs ont su adopter le langage des dissidents pour les convertir et non les soumettre; là est la révolution du XIIIe siècle, une novitas et une rupture radicale.
C'est dire que par la publication de ce recueil, chaque article ayant retouché ici ou là mais sans apport de bibliographie récente, Jean-Louis Biget s'impose comme la grande figure des études hérésiologiques depuis plus de cinquante ans, l'homme d'une révolution historiographique entre histoire économique, histoire sociale et anthropologie historique. C'est que le geste du recueil d'articles, s'il reste extrêmement utile et commode, n'est pas éditorialement anodin. En effet, le champ historiographique de l'hérésiologique reste, rappelons-le, un champ extrêmement polémique. On connaît les camps qui s'affrontent. On sait la haute sismicité des rencontres, la virulence des comptes rendu, l'acharnement des adversaires. Jean-Louis Biget appartient à l'un des camps en présence. Publier le totum de son œuvre, n'est-ce pas l'imposer, par-delà les polémiques, comme le vainqueur d'une doxa historiographique?
C'est que le geste du recueil d'articles rappelle aussi, à sa manière, certaines des mœurs tardomédiévales. De son vivant, le grand théologien Jean Gerson avait œuvré, grâce à son frère Jean le Célestin et à ses intimes, Gérard Machet et Thomas Gerson, à la mise en place de ses Opera omnia? Le travail de rassemblement et de sélection des textes majeurs s'opérait par le biais des miscellanées, ces recueils complexes dont les œuvres choisies étaient réunies sous une même reliure pour consacrer un auctor. Circulaient alors des recueils appelés à être copiés, puis reproduits et diffusés, dans les ateliers de copistes puis dans les premières presses d'incunables et enfin dans les ateliers d'imprimerie. Ainsi s'imposaient la renommée d'une œuvre, la fama d'un auteur et la consécration d'une auctoritas. Sorte de canonisation doctrinale, la mise en ordre des écrits en vue d'une diffusion éditoriale des Œuvres complètes expliquait, entre autres facteurs, l'omniprésence imposante d'une œuvre dans les siècles qui ont suivi. En un effet d'optique saisissant, l'auteur ainsi consacré semblait alors hors du temps et des polémiques, détaché de son actualité politique et des débats dont étaient issus ses propres productions textuelles. Tout geste éditorial peut détacher une œuvre de son temps et isoler un auteur de son contexte de production. C'est ce que les lecteurs du présent recueil devront garder en tête.
Bénédicte Sère