Joëlle Ducos / Hélène Biu: Émergences dune littérature militaire en français (XIIe-XVe siècle) (= Bibliothèque du XVe siècle; No. 90), Paris: Editions Honoré Champion 2022, 382 S., 15 Farb-, 10 s/w-Abb., ISBN 978-2-7453-5820-2, EUR 65,00
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Allan V. Murray / Karen Watts (eds.): The Medieval Tournament as Spectacle. Tourneys, Jousts and Pas d'Armes, 1100-1600, Woodbridge: Boydell Press 2020
Anne Curry / Rémy Ambühl (eds.): A Soldiers' Chronicle of the Hundred Years War. College of Arms Manuscript M 9, Woodbridge / Rochester, NY: Boydell & Brewer 2022
Jim L. Bolton: Money in the Medieval English Economy, 973-1489, Manchester: Manchester University Press 2012
La guerre est omniprésente dans la littérature médiévale. Elle sert de cadre à certains romans antiques (ceux qui narrent la guerre de Troie ou les conquêtes d'Alexandre), aux romans arthuriens, aux chansons de geste et, naturellement, à un grand nombre de chroniques. Les combattants y sont glorifiés, leurs vertus louées, mais l'art de la guerre n'y est pas explicité. Ce ne sont donc pas ces œuvres, sauf exceptions notables, qui sont abordées dans l'ouvrage que nous recensons.
Celui-ci s'intéresse à un genre particulier de la littérature didactique. Contrairement à ce que pense beaucoup de monde, il existait bel et bien une science des armes au Moyen Âge. Elle est née au sein de quelques autorités antiques comme Végèce et Frontin avant de se développer parallèlement à l'évolution de la guerre. C'est alors que les acquis de l'expérience, généralement transmis oralement, sont mis par écrit. Nous assistons alors à l'émergence d'une véritable littérature militaire médiévale et pas seulement à la survivance d'une tradition antique. Cette approche théorique de l'art de la guerre couvre une grande variété de sujets : la notion de guerre juste, l'entraînement du guerrier, le recrutement et la disposition des hommes sur le champ de bataille, les ruses, la tactique et la stratégie, la guerre de siège ou sur mer pour ne citer que les plus importants.
Malheureusement, l'étude de cette littérature didactique est généralement délaissée car l'histoire militaire a perdu beaucoup de sa popularité. Et, lorsque des travaux lui sont consacrés, ils s'intéressent plutôt aux auteurs et à leurs œuvres qu'au contenu intellectuel de ces textes.
Ce constat suffit déjà à souligner l'importance de l'ouvrage recensé. Il offre les textes d'une quinzaine de conférences présentées lors d'un colloque organisé par la Sorbonne en 2013. La préface de Philippe Contamine, qui complète son déjà très utile "Les Traités de Guerre, de Chasse, de Blason et de Chevalerie" publié dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters (t. VIII/1), est destiné à devenir un texte de référence.
Les articles sont ensuite répartis en trois thèmes : "traduire et illustrer la guerre antique", "réception et usage de Végèce" et "l'armée et la littérature". Puisqu'il n'est évidemment pas possible de présenter ici chacune de ces contributions, exposons succinctement les sujets majeurs qui s'y trouvent abordés.
Les œuvres latines de l'époque romaine ont largement influencé la littérature médiévale. Il n'est donc pas inutile de présenter de manière chronologique les textes les plus importants dont Végèce, Frontin, César, Flavius Josèphe et Ammien Marcellin (Y. Le Bohec). L'intérêt porté à ces œuvres, tant pour apprendre le latin que pour s'initier à l'art de la guerre, explique pourquoi elles ont rapidement été traduites en langues vernaculaires. Ce travail de traduction est parsemé d'embûches. Comment traduire le nom d'armes anciennes à l'aide d'un vocabulaire médiéval inadapté (F. Duval) ? Comment ne pas trahir la pensée antique alors qu'elle n'a plus d'échos ? Comment ne pas être tenté d'adapter le texte original de manière qu'il soit en harmonie avec le sujet ou la thèse que l'on défend (M.-H. Tesnière, J. Ducos) ? La traduction de la littérature militaire antique illustre au mieux la locution Traduttore, traditore.
Naturellement, l'Epitoma rei militaris de Végèce est omniprésent dans cet ouvrage. Plusieurs articles s'intéressent à l'une ou l'autre de ses nombreuses traductions (O. Merisalo, E. de la Cruz Vergari). Mais ce texte n'a pas seulement été traduit, il inspire plusieurs auteurs médiévaux qui produisent ainsi des œuvres plus ou moins originales. C'est le cas du Policraticus de Jean de Salisbury (J. Ducos), du De regimine principum de Gilles de Rome, de l'Arbre des batailles d'Honorat Bovet (H. Biu) ou du Livre des faits d'armes et de chevalerie de Christine de Pizan (H. Biu).
Des œuvres au caractère de plus en plus original apparaissent aux XIVe et XVe siècles. Outre les deux derniers traités mentionnés ci-dessus, une place doit être réservée au Tractat de les Batalles du franciscain Francesc Eiximenis (X. R. Puig). Ce texte, écrit à la fin du XIVe s., est d'une grande richesse puisqu'il s'éloigne des sources anciennes pour proposer des exemples et des stratagèmes contemporains de son auteur. Les manières particulières de combattre des Anglais et des écossais y sont bien mises en évidence.
Enfin, des œuvres littéraires au sens large peuvent aussi être destinées à l'édification du lecteur. De manière générale, le choix du vocabulaire dans certaines chansons de geste peut être très instructif (M. Bonansea). Cela ne doit pas nous faire oublier que certains auteurs ont choisi la fiction pour nous éduquer. Le cas du Jouvencel de Jean de Bueil n'est évidemment plus à présenter (M. Szkilnik). Celui de L'Estoire de la guerre sainte, la première chronique de croisade en langue vernaculaire (XIIe s.), est moins connu. L'œuvre oscille entre le discours de l'expertise militaire et la mise en scène de l'expérience de son auteur. L'Estoire peut donc être considérée comme l'une des premières expressions d'une littérature militaire de langue française (C. Croizy-Naquet). La Chronique d'Engleterre de Jean Wavrin est tout aussi intéressante. Son auteur, homme d'armes réputé, y partage son vécu de la guerre de manière aussi réaliste qu'instructive (J. Devaux).
Enfin, les illustrations présentes dans certains manuscrits ou imprimés ne sont pas totalement oubliées (E. de la Cruz Vergari, L.-G. Bonicoli). La lecture de ces actes montre que les orateurs ont non seulement abordé le sujet proposé par les organisateurs (l'émergence d'une littérature militaire en français), mais qu'ils ont aussi, à notre grand plaisir, souvent dépassé le cadre de ce questionnement. Nous comprenons ainsi pourquoi Philippe Contamine a choisi d'offrir une définition de la littérature militaire assez générale. Pour l'historien, "c'est tout simplement celle qui, de façon continue ou ramassée, épisodique ou subsidiaire, peut lui permettre de mieux connaître la res militaris, dans toutes ses composantes" (40).
L'unique critique que nous pourrions formuler est le peu de place accordée à l'influence de cette littérature sur la pratique de la guerre. Seul Martin Aurell aborde le sujet en présentant le cas d'une chronique du XIIe s. (Historia Gaufredi ducis Normannorum et comitis Andegavorum). Ce texte nous apprend que le comte d'Anjou aurait découvert à la lecture de Végèce la recette d'une bombe incendiaire, une arme qui lui aurait permis de s'emparer de la forteresse de Montreuil-Bellay. Malheureusement, la fabrication de cette bombe s'est faite à partir de plusieurs ingrédients différents de ceux donnés par l'auteur romain. Nous ne pouvons donc pas affirmer que Végèce fut la source ayant inspiré cet épisode. Il est cependant difficile de reprocher aux organisateurs du colloque l'absence de communications traitant de l'influence de cette littérature didactique. Le sujet est difficile à aborder car les témoignages à ce propos sont extrêmement rares.
Une imposante bibliographie d'une quarantaine de pages reprenant les instruments de travail, les éditions et les traductions des textes majeurs ainsi que les études s'y rapportant termine l'ouvrage. À elle seule, cette bibliographie justifie l'acquisition de ce livre. Nous sommes donc en présence d'un ouvrage de référence digne de figurer dans la bibliothèque de tous ceux intéressés par la guerre au Moyen Âge.
Sergio Boffa