Steven Vanderputten / Tjamke Snijders / Jay Diehl (eds.): Medieval Liège at the Crossroads of Europe. Monastic Society and Culture, 1000-1300 (= Medieval Church Studies; Vol. 37), Turnhout: Brepols 2017, XXIII + 377 S., 3 Kt., 13 s/w-Abb., ISBN 978-2-503-54540-0, EUR 100,00
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Derrière ce titre, à la fois accrocheur et par trop générique, se cache l'ancien diocèse de Liège, parmi les plus vastes des Gaule et Germanie et qui réunit de ce fait des régions très différentes, non seulement des parlers mais aussi des langues distinctes et des pouvoirs rivaux. On est à l'opposé des évêchés antiques dont les limites dépassent à peine l'enceinte de leur siège cathédral.
Ce diocèse de Liège de plus 22.500 km2 est toutefois toujours présenté comme un territoire soudé par une identité forte, celle qui prévaut jusqu'à nos jours dans l'expression familière d'"esprit principautaire". Au nom de cette expression devenue idiomatique et fièrement revendiquée, les historiens liégeois ont interrogé le passé, le "leur", avec une passion à ce point exclusive que bien peu d'esprits extérieurs se risquèrent à s'y aventurer.
C'est pourtant ce qu'ont osé les contributeurs du présent ouvrage. Les initiateurs du projet ont centré la réflexion sur la place des monastères dans cet énorme évêché par rapport à ses voisins et en cela, son rôle de "carrefour" entre le royaume de France et l'Empire. Les réformes monastiques offrent un terrain favorable à l'étude des influences réciproques. En résumé, le diocèse de Liège est un excellent laboratoire de questionnement à multiples entrées.
Dans l'introduction, (xi-xxviii), les trois éditeurs présentent de manière claire chaque article et cherchent à donner une cohérence à cet assemblage qui est, par la force des choses, disparate et ne peut en rien prétendre à l'exhaustivité. Rappelons qu'il est l'aboutissement - ce que ne précise pas la page de titre, pas plus que l'introduction - d'un colloque tenu à Bruxelles en 2011.
Helena Vanommeslaeghe interroge la mobilité des abbés au XIe siècle et suit leurs déplacements et leurs motivations. Autant d'informations fort tributaires de la documentation écrite mais qu'il faudrait poursuivre par l'enquête sur les commandes d'objets nécessaires à la vie monastique importés tels les livres et les objets précieux. On aimerait en savoir plus sur les itinéraires et les conditions matérielles de ces voyages: l'abbé Thierry de Saint-Hubert se rend au moins 7 fois à Rome. Parmi les voyages de ce dernier, Brigitte Meijns s'attache à celui de l'année 1074. Il est sans aucun doute le plus important d'entre eux puisque l'abbé Thierry y arrache au pape Grégoire VII les privilèges qui envenimeront les relations avec l'évêque de Liège. En lien avec ce même abbé, Michel Margue se livre à une analyse fine qui renouvelle la lecture de la Chronique dite Cantatorium de l'abbaye de Saint-Hubert. Au centre des déplacements de l'abbé Thierry à Rome se place justement le rapport de force entre l'identité monastique, l'évêque et le Pape. Le sujet est loin d'avoir été épuisé.
Nicolas Schroeder montre comment par le biais de l'avoué de l'abbaye de Stavelot, Thibaut de Bar, puis sa veuve la comtesse Ermesinde, élevée à la cour de Champagne, le régime de la prévôté s'est introduit dans le comté de Luxembourg et a influencé les rapports sociaux au sein de la familia de Stavelot.
Klaus Krönert interroge l'identité liégeoise sous l'angle des productions hagiographiques de Trèves en pointant l'autre pointe de la triangulaire jouée par Cologne.
Tjamke Snijders procède à une approche quantitative des productions hagiographiques pour mesurer les relations entre les abbayes bénédictines du sud de l'évêché de Liège. Elle inventorie aussi les rencontres entre abbés et évêques pour mieux mettre en évidence les échanges privilégiés des uns et des autres entre le Xe et le XIIe siècles.
Diane Reilly se concentre sur la place et le sens à donner à l'œuvre de Flavius Joseph dans les abbayes réformées des diocèses de Liège et de Reims.
Jay Diehl s'attache au rôle de Rupert de Deutz depuis son abbaye Saint-Laurent de Liège et le replace dans la scholastique de son temps.
Dans un tel recueil, il fallait bien entendu réserver une place à la querelle des investitures. Il revient à Ortwin Huysmans de revisiter l'ouvrage du chanoine Alfred Cauchie de 1891. Le Cantatorium de Saint-Hubert y occupe une place essentielle. On l'a déja croisé dans trois articles cités plus haut, c'est dire l'importance qu'il joue dans l'analyse des rapports de force dans une période cruciale comme celle de la réforme grégorienne. C'est une œuvre de réécriture, prise par bon nombre d'analystes comme objective, sans s'apercevoir à travers quel prisme les faits étaient exposés. De manière générale, sans que les historiens s'y réfèrent clairement ou sans oser l'avouer (?), ils recourrent à la Critical Discourse Analysis, c'est à dire un décryptage au-delà des critères habituels d'authenticité de la critique historique classique. La méthode linguistique vise à cerner l'idéologie soutenue par les émetteurs, à identifier les récepteurs et aussi à jauger la réception du discours. Autrement dit, il ne s'agit rien d'autre que de procéder à une archéologie des savoirs pronée par Michel Foucault. Le Cantatorium offre cette possibilité à condition de s'y attaquer par des équipes pluridisciplinaires. Il y aurait là matière à au moins un livre entier.
L'ouvrage comprend encore deux études consacrées aux religieuses. Sara Moens cherche à pister l'influence d'Hildegarde de Bingen au XIIe siècle parmi les communautés féminines liégeoises.
John Van Engen dresse un panorama de ces communautés autour de 1200. On aimerait en savoir plus sur le cadre matériel.
Pour finir, il revenait à un chercheur "du cru", Alexis Wilkin, ancien élève de Jean-Louis Kupper de l'Université de Liège, de conclure. A ses yeux, pour cerner l'identité liégeoise, il faut changer les curseurs du choix chronologique. En se limitant à la période 1000-1300, on passe à côté des prémices de cette identité. Beaucoup de choses se jouent avant l'An Mil, sous les Ottoniens et bien sûr déjà sous les Carolingiens. Dans ce Premier Moyen âge, la qualité et surtout la quantité des sources sont évidemment d'un autre ordre et obligent à se livrer à des exercices plus périlleux encore.
Comme souvent chez l'éditeur Brepols, la polychromie à l'aube du troisième millénaire, prise en otage, nous faisant croire que l'impression en quadri est hors de prix (mais peut-être faut-il imaginer que la direction de Brepols ne passe ses soirées que devant un téléviseur en noir et blanc?), n'est concédée qu'en couverture. On se retrouve avec 25 illustrations en noir et blanc. Pénitence infligée au sous-titre de l'ouvrage "Monastic Society and Culture, 1000-1300", qui furent tout sauf monochromes et sinistres, d'autant plus regrettable pour les belles pages de manuscrits choisies pour illustrer l'article de Diane Reilly consacré aux Antiquitates de Flavius Joseph.
On regrettra aussi l'absence d'un index des lieux et des personnes. En revanche, les bibliographies qui accompagnent chaque contribution sont bien fournies et fournissent de précieux outils de travail.
Philippe Mignot